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Devant un de ces madriers, dont la surface avait été essuyée, toutes les empreintes se rejoignaient, se mêlaient et se confondaient.

– Ici, prononça le jeune policier, nos fugitives ont rencontré l’homme, et tenu conseil avec lui. L’une d’elles, celle qui a les pieds si petits, s’est assise.

– C’est ce dont nous allons nous assurer plus amplement, fit d’un ton entendu le père Absinthe.

Mais son compagnon coupa court à ces velléités de vérification.

– Vous, l’ancien, dit-il, vous allez me faire l’amitié de vous tenir tranquille; passez-moi la lanterne et ne bougez plus…

Le ton modeste de Lecoq était devenu soudainement si impérieux que le bonhomme n’osa lui résister.

Comme le soldat au commandement de fixe, il resta planté sur ses jambes, immobile, muet, penaud, suivant d’un œil curieux et ahuri les mouvements de son collègue.

Libre de ses allures, maître de manœuvrer la lumière selon la rapidité de ses idées, le jeune policier explorait les environs dans un rayon assez étendu.

Moins inquiet, moins remuant, moins agile, est le limier qui quête.

Il allait, venait, tournait, s’écartait, revenait encore, courant ou s’arrêtant sans raison apparente; il palpait, il scrutait, il interrogeait tout: le terrain, les bois, les pierres et jusqu’aux plus menus objets; tantôt debout, le plus souvent à genoux, quelquefois à plat ventre, le visage si près de terre que son haleine devait faire fondre la neige.

Il avait tiré un mètre de sa poche, et il s’en servait avec une prestesse d’arpenteur, il mesurait, mesurait, mesurait…

Et tous ces mouvements, il les accompagnait de gestes bizarres comme ceux d’un fou, les entrecoupant de jurons ou de petits rires, d’exclamations de dépit ou de plaisir.

Enfin, après un quart d’heure de cet étrange exercice, il revint près du père Absinthe, posa sa lanterne sur le madrier, s’essuya les mains à son mouchoir et dit:

– Maintenant, je sais tout.

– Oh!… c’est peut-être beaucoup.

– Quand je dis tout, je veux dire tout ce qui se rattache à cet épisode du drame qui là-bas, chez la veuve Chupin, s’est dénoué dans le sang. Ce terrain vague, couvert de neige, est comme une immense page blanche où les gens que nous recherchons ont écrit, non-seulement leurs mouvements et leurs démarches, mais encore leurs secrètes pensées, les espérances et les angoisses qui les agitaient. Que vous disent-elles, papa, ces empreintes fugitives? Rien. Pour moi, elles vivent comme ceux qui les ont laissées, elles palpitent, elles parlent, elles accusent!…

À part soi, le vieil agent de la sûreté se disait:

– Certainement, ce garçon est intelligent; il a des moyens, c’est incontestable, seulement il est toqué.

– Voici donc, poursuivait Lecoq, la scène que j’ai lue. Pendant que le meurtrier se rendait à la Poivrière, avec les deux femmes, son compagnon, je l’appellerai son complice, venait l’attendre ici. C’est un homme d’un certain âge, de haute taille, – il a au moins un mètre quatre-vingts, – coiffé d’une casquette molle, vêtu d’un paletot marron de drap moutonneux, marié très probablement, car il porte une alliance au petit doigt de la main droite…

Les gestes désespérés de son vieux collègue le contraignirent de s’arrêter.

Ce signalement d’un individu dont l’existence n’était que bien juste démontrée, ces détails précis donnés d’un ton de certitude absolue, renversaient toutes les idées du père Absinthe et renouvelaient ses perplexités.

– Ce n’est pas bien, grondait-il, non, ce n’est pas délicat. Tu me parles de gratification, je prends la chose au sérieux, je t’écoute, je t’obéis en tout… et voilà que tu te moques de moi. Nous trouvons quelque chose, et au lieu d’aller de l’avant, tu t’arrêtes à conter des blagues…

– Non, répondit le jeune policier, je ne raille pas et je ne vous ai rien dit encore dont je ne sois matériellement sûr, rien qui ne soit la stricte et indiscutable vérité.

– Et tu voudrais que je croie…

– Ne craignez rien, papa, je ne violenterai pas vos convictions. Quand je vous aurai dit mes moyens d’investigation, vous rirez de la simplicité de ce qui, en ce moment, vous semble incompréhensible.

– Va donc, fit le bonhomme d’un ton résigné.

– Nous en étions, mon ancien, au moment où le complice montait ici la garde, et le temps lui durait. Pour distraire son impatience, il faisait, les cent pas le long de cette pièce de bois, et par instants il suspendait sa monotone promenade pour prêter l’oreille. N’entendant rien, il frappait du pied, en se disant sans doute: «Que diable devient donc l’autre, là-bas!…» Il avait fait une trentaine de tours, je les ai comptés, quand un bruit sourd rompit le silence… les deux femmes arrivaient.

Au récit de Lecoq, tous les sentiments divers dont se compose le plaisir de l’enfant écoutant un conte de fées, le doute, la foi, l’anxiété, l’espérance, se heurtaient et se brouillaient dans la cervelle du père Absinthe.

Que croire, que rejeter? Il ne savait. Comment discerner le faux du vrai, parmi toutes ces assertions également péremptoires?

D’un autre côté, la gravité du jeune policier, qui certes n’était pas feinte, écartait toute idée de plaisanterie.

Puis la curiosité l’aiguillonnait.

– Nous voici donc aux femmes, dit-il.

– Mon Dieu, oui, répondit Lecoq; seulement, ici la certitude cesse; plus de preuves, mais seulement des présomptions. J’ai tout lieu de croire que nos fugitives ont quitté la salle du cabaret dès le commencement de la bagarre, avant les cris qui nous ont fait accourir. Qui sont-elles? Je ne puis que le conjecturer. Je soupçonne cependant qu’elles ne sont pas de conditions égales. J’inclinerais volontiers à penser que l’une est la maîtresse et l’autre la servante.

– Il est de fait, hasarda le vieil agent, que la différence de leurs pieds et de leurs chaussures est considérable.

Cette observation ingénieuse eut le don d’arracher un sourire aux préoccupations du jeune policier.

– Cette différence, dit-il sérieusement, est quelque chose, mais ce n’est pas elle qui a fixé mon opinion. Si le plus ou moins de perfection des extrémités réglait les conditions sociales, beaucoup de maîtresses seraient servantes. Ce qui me frappe, le voici: Quand ces deux malheureuses sortent épouvantées de chez la Chupin, la femme au petit pied s’élance d’un bond dans le jardin, elle court en avant, elle entraîne l’autre, elle la distance. L’horreur de la situation, l’infamie du lieu, l’effroi du scandale, l’idée d’une situation à sauver, lui communiquent une merveilleuse énergie.

Mais son effort, ainsi qu’il arrive toujours aux femmes délicates et nerveuses, ne dure que quelques secondes. Elle n’est pas à la moitié du chemin qu’il y a d’ici à la Poivrière, que son élan se ralentit, ses jambes fléchissent. Dix pas plus loin, elle chancelle et trébuche. Quelques pas encore, elle s’affaisse si bien que ses jupes appuient sur la neige et y tracent un léger cercle.

Alors intervient la femme aux souliers plats. Elle saisit sa compagne par la taille, elle l’aide, – et leurs empreintes se confondent – puis la voyant décidément près de défaillir, elle la soulève entre ses robustes bras et la porte – et l’empreinte de la femme au petit pied cesse…