Prévenu, le matin même, par ses amis de Montaignac de l’arrivée du duc, le baron avait envoyé son fils avertir M. Lacheneur.
Il lui avait recommandé d’être le moins longtemps possible… et malgré cela, les heures s’écoulaient et Maurice ne reparaissait pas.
– Pourvu, pensaient-ils chacun à part soi, qu’il ne lui soit rien arrivé!…
Non, il ne lui était rien arrivé… Seulement un mot de Mlle Lacheneur avait suffi pour lui faire oublier sa déférence accoutumée aux volontés paternelles.
– Ce soir, lui avait-elle dit, je connaîtrai vraiment votre cœur!…
Qu’est-ce que cela signifiait?… Doutait-elle donc de lui?…
Torturé par les plus douloureuses anxiétés, le pauvre garçon n’avait pu se résoudre à s’éloigner sans une explication, et il avait rôdé autour du château de Sairmeuse, espérant que Marie-Anne reparaîtrait.
Elle reparut, en effet, mais au bras de son père.
Le jeune d’Escorval les suivit de loin, et bientôt il les vit entrer au presbytère. Qu’y allaient-ils faire? Il savait que le duc et son fils s’y trouvaient.
Le temps qu’ils y restèrent, et qu’il attendit sur la place lui parut plus long qu’un siècle.
Ils sortirent, cependant, et il s’avançait pour les aborder, quand il fut prévenu par Martial dont il entendit les promesses.
Maurice ne connaissait rien de la vie, son innocence était, autant dire, celle d’un enfant, mais il ne pouvait se méprendre aux intentions qui dictaient la démarche du marquis de Sairmeuse.
À cette pensée que le caprice d’un libertin osait s’arrêter sur cette jeune fille si belle et si pure, qu’il aimait de toutes les forces de son âme, dont il avait juré qu’il ferait sa femme, tout son sang afflua à son cerveau.
Il se dit qu’il se devait de châtier l’insolent, le misérable…
Heureusement – malheureusement peut-être – son bras fut arrêté par le souvenir d’une phrase qu’il avait entendu mille fois répéter à son père:
«Le calme et l’ironie sont les seules armes dignes des forts.»
Et il eut assez de volonté pour paraître de sang-froid, quand, en réalité, il était hors de lui. Ce fut Martial qui s’emporta et qui menaça…
– Ah! oui… je te retrouverai, fat!… répétait Maurice, les dents serrées, en suivant de l’œil son ennemi qui s’éloignait.
Il se retourna alors, mais Marie-Anne et son père l’avaient abandonné, et il les aperçut à plus de cent pas. Bien que cette indifférence le confondit, il s’empressa de les rejoindre, et adressa la parole à M. Lacheneur.
– Nous allons chez votre père, lui fut-il répondu d’un ton farouche.
Un regard de son amie lui commandait le silence, il se tut et se mit à marcher à quelques pas en arrière, la tête inclinée sur la poitrine, mortellement inquiet et cherchant vainement à s’expliquer ce qui se passait.
Son attitude trahissait une si réelle douleur, que sa mère la devina, lorsqu’enfin, du haut de la terrasse, elle l’aperçut au tournant du chemin.
Toutes les angoisses que la courageuse femme dissimulait depuis un mois se résumèrent en un cri.
– Ah!… voici le malheur!… dit-elle… nous n’y échapperons pas.
C’était le malheur, on n’en pouvait douter à la seule vue de M. Lacheneur lorsqu’il entra dans le salon d’Escorval.
Il s’avançait du pas lourd d’un ivrogne, l’œil morne et sans expression, la face injectée, les lèvres blanches et tremblantes.
– Qu’y a-t-il!… demanda vivement le baron…
Mais l’autre ne sembla pas l’entendre.
– Ah!… je l’avais bien prévu, murmura-t-il, continuant un monologue commencé dehors, je l’avais bien dit à ma fille…
Mme d’Escorval, après avoir embrassé Marie-Anne, l’avait attirée près d’elle.
– Que se passe-t-il, mon Dieu! interrogeait-elle.
D’un geste empreint de la plus désolante résignation, la jeune fille lui fit signe de regarder et d’écouter son père.
M. Lacheneur paraissait sortir de cet horrible anéantissement, – bienfait de Dieu, – qui suit les crises trop cruelles pour les forces humaines. Pareil au dormeur que reprennent au réveil les misères oubliées pendant le sommeil, il retrouvait avec la faculté de se souvenir la faculté de souffrir.
– Ce qu’il y a, monsieur le baron, répondit-il d’une voix rauque, il y a que je me suis levé ce matin le plus riche propriétaire du pays, et que je me coucherai ce soir plus pauvre que le dernier mendiant de la commune. J’avais tout, je n’ai plus rien… rien que mes deux bras. Ils m’ont gagné mon pain jusqu’à vingt-cinq ans, ils me le gagneront jusqu’à la mort… J’ai fait un beau rêve, il vient de finir…
Devant l’explosion de ce désespoir, M. d’Escorval pâlissait.
– Vous devez vous exagérer votre malheur, balbutia-t-il, expliquez-moi ce qui vous arrive…
Sans avoir certes conscience de ce qu’il faisait, M. Lacheneur lança son chapeau sur un fauteuil, et rejeta en arrière ses cheveux gris qu’il portait fort longs.
– À vous, je dirai tout, monsieur le baron, reprit-il. Je suis venu pour cela. On vous connaît, vous, on connaît votre cœur… D’ailleurs, ne m’avez-vous pas fait quelquefois l’honneur de m’appeler votre ami?…
Aussitôt, avec la précision brutale de la vérité palpitante, il retraça la scène du presbytère.
Le baron écoutait pétrifié d’étonnement, doutant presque du témoignage de ses sens. Les exclamations sourdes de Mme d’Escorval disaient à quel point, en elle, tous les nobles sentiments étaient révoltés.
Mais il était un auditeur – Marie-Anne seule l’observait, – que le récit remuait jusqu’au plus profond de ses entrailles. Cet auditeur était Maurice.
Adossé à la porte, pâle comme la mort, il faisait pour retenir des larmes de douleur et de rage les plus énergiques et aussi les plus inutiles efforts.
Insulter Lacheneur, c’était insulter Marie-Anne, c’est-à-dire l’atteindre, le frapper, l’outrager, lui, dans tout ce qu’il avait de plus cher au monde.
Ah! s’il eût pu se douter de cela quand Martial était debout devant lui, à portée de sa main, il eût fait payer cher au fils l’odieuse conduite du père.
Mais il se jurait bien que le châtiment n’était que différé.
Et ce n’était pas, de sa part, forfanterie de la colère. Ce jeune homme si modeste et si doux avait un cœur inaccessible à la crainte. Ses beaux yeux noirs et profonds, qui avaient la timidité tremblante des yeux d’une jeune fille, savaient aller droit à l’ennemi comme une lame d’épée.
Lorsque M. Lacheneur eut terminé par la dernière phrase qu’il avait adressée au duc de Sairmeuse, M. d’Escorval lui tendit la main.
– Je vous ai dit jadis que j’étais votre ami, prononça t-il d’une voix émue, je dois vous dire aujourd’hui que je suis fier d’avoir un ami tel que vous.
Le malheureux tressaillit au contact de cette main loyale qui lui était tendue, et son visage trahit une sensation d’une ineffable douceur.
– Si mon père n’eût pas rendu, murmura l’opiniâtre Marie-Anne, mon père n’eût été qu’un dépositaire infidèle… un voleur. Il a fait son devoir.
M. d’Escorval se retourna, un peu surpris, vers la jeune fille.