— Vous avez dit « patron » ? J’ai bien entendu, mon cher garçon ?
— Mais oui, patron, j’ai dit « patron », parce que vous resterez toujours pour moi « le patron » ; on a tellement vécu de choses insensées ensemble…
Il soupire :
— San-Antonio, mon chéri, je peux vous embrasser ?
Et sans attendre mon consentement, il m’applique un gros mimi mouillé sur la joue.
— Des paroles pareilles, c’est un peu de vie que vous redonnez à l’agonisant que je suis.
— Je souhaite votre tonus à tous les agonisants, patron.
— Pourquoi ma vie si rutilante, je dirai presque si glorieuse, si noblement remplie, bascule-t-elle dans l’abîme cacateux du présent, mon petit loup ? J’avais tout : fortune, pouvoir, honneurs. Du charme, de la conversation, un sexe en ordre de marche. Les décorations et les femmes se pressaient sur ma poitrine. Je bouffais du caviar à la louche et des culs à la pelle. J’intimidais. Il m’arrivait même de faire peur, oui, moi. Aboutissement absolu de la réussite. Je faisais peur sans me forcer, en restant moi-même. Et soudain, du fond de l’horizon surgit la tempête. Je vis du Wagner, Antoine. Parsifal. On me sacque pour me remplacer par le plus grotesque de mes subordonnés afin de m’humilier jusqu’à la moelle, en prouvant que mes fonctions pouvaient être assumées par un gugus pétomane.
« Et non seulement cette baudruche pleine de beaujolais frelaté s’assoit dans mon fauteuil, mais de plus, elle me moque, m’insulte et, vous savez quoi, mon chéri ? Me cocufie ! Car il a retourné ma chère Suzette comme une crêpe. Savez-vous qu’ils sont enfermés dans sa chambre, le Poussah et cette délicate créature, et que depuis trois heures d’horloge elle pousse des clameurs qui font mouiller tout l’hôtel, du plus jeune groom à la plus vieille lingère ? Le savez-vous ? N’est-ce point à douter de tout ? N’est-ce point à en mourir de tristesse ? « L’Orchidée et le Goret. » Fable ! Fable dont je suis la risée.
« Savez-vous ce qu’il ne me reste plus qu’à quoi, mon gentil lapin ? Plus qu’à dénouer cette affaire. Moi ! Moi tout seul ! J’aboutirai ou je périrai. »
Il cesse de m’effusionner par le haut pour descendre à l’équateur et m’emparer les mains.
Les pétrit.
— San-Antonio, mon unique, mon féal, mon préféré, mon disciple, mon bambin, mon petit lapineau-des-champs, voulez-vous m’aider à résoudre tout seul cette histoire ?
J’ai balbutié qu’oui.
Il m’a rembrassé.
— Dites donc, elle est foutue cette dame ! a-t-il déclaré en montrant la chambre de Sirella.
— Je le crains.
— Dommage, c’était un beau morceau. Vous avez dû vous régaler ?
— Comment oserais-je le nier ?
Le Vieux fulmigène :
— Quand je pense à l’autre petite chochotte, là-bas, en train de se faire détériorer le fondement par un âne en rut !
— C’est le rêve de toutes les honnêtes femmes, patron. Et plus elles appartiennent à la Jet Society, plus elles recherchent les soudards !
Il hausse les épaules.
— En ce cas, nous baiserons les filles d’auberge, mon pauvre petit ; nous nous rabattrons sur les houris sans soutien-gorge, sur les dames qui portent des culottes de coton ; nous violerons les chaisières, séduirons les mercières, les poinçonneuses de la R.A.T.P., les vivandières, la mère Denis, les pasionarias d’extrême gauche ; si je vous disais que je rêve de Mme Huguette Bouchardeau et que Mme Gandhi me fait bander. Vous n’aimeriez pas lui faire l’amour, vous, à Mme Gandhi, sur des tapis de soie, dans une odeur de papier d’Arménie consumé ?
« Foin de nos élégantes et distinguées frivoles, San-Antonio. Foin ! Foin ! Foin ! qu’elles aillent se faire sodomiser par les terrassiers, les éboueurs, les marlous-sandwiches. Nous, nous tremperons nos queues dans l’eau de vaisselle ! Et si la mère Ténardier rechigne à nous prêter ses fesses, nous enfilerons des chèvres ! »
Il part en titubant.
S’arrête à la porte.
— Achtung ! Je dois résoudre cette histoire dans les plus brefs délais. Vous m’apportez la réponse dans les quarante-huit heures ! Je serai à l’hôtel ou dans l’annuaire !
Le Dabe disparaît.
Sonné ! Il a toujours un peu tutoyé l’extravagance, l’Achille, mais cette fois il met carrément le pied dedans.
— Que faut-il faire de ces fleurs ? demande la belle Aïcha.
— Offrez-les à votre grand-mère, mon cœur.
— Je vais les mettre dans l’office des infirmières en attendant.
— Comme vous voudrez, mais n’oubliez surtout pas notre rendez-vous de ce soir.
A peine que je termine mon œillée giratoire à double foyer d’intention, manière d’affirmer ma conquête en attendant d’aller planter mon drapeau sur sa lune, qu’un nouveau personnage s’annonce qui réclame après Mrs. Delameer.
Un gros mec avec les cheveux grisonnants taillés en brosse, une forte moustache un peu plus foncée que ses crins, un nez aux ailes dilatées, le teint jaunâtre d’un hépatique ; il porte d’énormes lunettes à monture d’écaille, est vêtu en triste et coltine un porte-documents avachi comme un foie de vache dont il a la couleur peu engageante, que justement, autant te le dire, quand je nous vois bouffer toutes ces horreurs, j’ai honte de notre appétit sans limites et rêve de devenir végétarien. J’ai raté le coche, j’aurais dû appartenir au règne végétal et non pas à l’animal, si dégueulasse, plein de saloperies, merdes et menstrues, hautement morveux et débectant, sanieux aussi, bien pestilentiel, puant de tous ses trous, qu’en fin de compte je comprends la tentation de certains de se faire cramer après le rideau final, tout liquider pour ne plus laisser d’eux qu’une pincée de scories anonymes. Mais moi, catholique romain (de la décadence), pas de ça, Lisette ! Chez nous on se décompose benoîtement, subissant la trajectoire de bout en bout, sans écarter le moindre asticot de notre chemin ; puisque c’est cette complète soumission qu’Il veut de nous. Ses desseins sont sacrés. On peut regretter de ne pas être poireau, mais on assume son hommerie. Et ainsi, que notre pourriture soit faite si elle doit être l’expression de Sa volonté. Amen.
Donc, nouveau venu dans l’horizon de la malheureuse Sirella.
Il demande l’infirmière cheftaine. Aïcha répond présente.
Il montre un document du consulat britannique.
— Je suis le docteur Jess O’Meil et je dois visiter la blessée, déclare l’étrange visiteur.
Aïcha dit qu’elle va prévenir le professeur Truc (je ne sais plus quel nom à la con je lui ai mis et j’ai la flemme de compulser).
Ma jolie nouvelle future conquête blonde à poils noirs s’éclipse jusqu’à son burlingue. Elle tubophone. Pendant ce temps, le toubib anglais and me, on se défrime discrétos. Lui, gentleman, donc infiniment pudique, y compris du regard. Moi, flic, donc à la fois prudent et scrutateur, tu vois le genre ? Ce mec, je sens une grande jubilation intestine à le parcourir de mes prunelles chatoyantes. Il me fait songer à un comédien français qui joue les rondeurs. Il y a un petit côté Boubouroche britannique chez ce monchu[4]. Il va se planter devant la baie vitrée en attendant le retour d’Aïcha, lequel s’opère assez rapidement.
— Vous pouvez entrer, docteur, c’est en ordre, le professeur a été prévenu de votre visite par le consul.
Le visiteur opine et pénètre dans la chambre. Je fais signe à l’infirmière de l’y accompagner.
Ensuite de quoi je quitte l’hosto. Une grande paix intérieure éclaire mon âme salubre comme le soleil couchant illumine la moisson beauceronne, ainsi que l’a si justement écrit le cousin de Charles Péguy, le grand, celui qui avait une recette contre la chute des cheveux ou les démangeaisons, je ne me souviens plus très bien. Je m’embusque derrière un massif de couscoussiers nains. Douce planque. Enfin, ce que j’attendais sans vraiment oser l’espérer. Tu veux que je vais te dire ? J’exulte. Et pourtant, tu peux relire toute ma prose, ça m’arrive rarement. Je suis pas exulteur de naissance, moi. L’exultation, je te prie de croire, n’est pas une pulsion fréquente.