Les couscoussiers nains sont en fleurs et sentent bon. Je continue de poireauter, mais avec impatience cette fois, car je touche au but, moi le touche-à-tout type. Donc, j’ai flairé juste ! Donc, mon ancêtre singe a eu raison de se mettre à la verticale pour me préparer un cerveau d’au moins quatre livres. T’as vu comment il stimule ses méninges, l’Antonio joli, poulette ? La façon impec qu’il conduit sa barque, ce gondolier du mystère, ainsi que m’a baptisé le cher Jean-François Revel dans son Ode à moi.
Cette fois, mon attente est brève car le « docteur » Jess O’Meil apparaît au bout de peu. Il semble atteint de rhumatismes articulaires plâtreux, la manière naninaniante qu’il se déplace, ce gonzier, posant un pied comme sur une poutrelle située à vingt mètres du sol, y établissant son équilibre pour, ensuite, placer l’autre pattoune devant.
Suivre un escarguinche, ça paraît fastoche, eh bien je vais t’avouer une chose : ça ne l’est pas le moins car tu ne sais pas où te tenir ni comment te déplacer toi-même, comprends-tu ? T’es là, ballant, ballot, empoté de tes os, à te prendre les pinceaux dans ton ombre. On dirait qu’on suit un enterrement de dignitaire soviétique. Pas glissés. Marche funèbre. Pom pom pom ; pom pom pom ; pom pole…
Il tourne à droite sur le boulevard (- + % ! l’une des plus nobles artères de la ville.
J’attends qu’il prenne un peu d’avance. Il va son petit bonhomme de boulevard, podagrement, balançant sa serviette, la tête basse et la queue aussi, je gage.
Je m’offre le luxe de considérer l’éventaire en plein air d’un ciseleur sur cuivre en train de faire des guiliguilis à des plateaux comme ma regrettée tante Marthe en possédait (son bonhomme avait été officier en nordafriquerie à l’époque où le Français savatait le cul de l’Arabe parce que ce dernier ne possédait ni pétrole ni fusils).
Et c’est alors, tandis que je regarde arabesquer la main magique de l’artisan, que deux détonations retentissent. Poum ! Pim !
Deux coups de feu aux sonorités différentes.
Une bastos vient de se ficher dans une magnifique bouilloire à col de cygne de Saint-Saëns posée à vingt-trois centimètres de moi.
N’écoutant que ma présence d’esprit et soucieux de conserver ma présence à l’Univers, je me jette à terre.
MON FORT INTÉRIEUR
MON FORAIN T’ES RIEUR[5]
La bouilloire de cuivre dont il est fait état à la fin du très plaisant chapitre précédent est le genre de récipient dont nos frères musulmans, que je révère, se servent pour se laver la bibite après usage. Il m’est arrivé, je crois l’avoir signalé par ailleurs et autre part, de voir dans des aéroports du Moyen-Orient (pourquoi Moyen-Orient, alors que c’est du pur Orient ?) des messieurs gagner l’aire d’embarquement avec cet ustensile à la main, comme d’autres coltinent un attaché-case. C’est du plus gracieux effet.
Or donc, voilà cette bouilloire inutilisable du fait de la bastos qui l’a perforée en mes lieu et place.
J’attends d’autres détonations, mais rien ne se produisant, je redresse la tête. J’aperçois alors un petit tas sombre au sol, à faible distance, et puis tu sais qui ? Mon « garde du corps », le Syrien Kirâz Gratys, penché sur ledit.
Un peu honteux de ce mouvement d’autoconservation, j’opère un gracieux rétablissement et m’approche du tas sombre. Quelle n’est pas ma naninanère en reconnaissant le petit vieillard somnoleur de la salle d’attente.
Kirâz Gratys est dans la plus vive emmerderie.
« O putain ! O putain de sa mère, il psalmodie en français, en arabe et en claquant des chailles. Putain de sa mère, qu’est-ce que j’ai fait ! Je voulais seulement tirer un coup de semonce ! Et puis mon putain de silencieux est pas silencieux du tout, putain ! »
Mon regard d’aigle policier rétablit la genèse du drame. Le petit vieillard a dégoupillé sa canne qui, lorsque tu lui fais subir certains aménagements devient une carabine. Ensuite de quoi, profitant de ce que j’étais arrêté, il a voulu me flinguer garenne. Mais le cher Syrien (une espèce de Saint Syrien pour moi) qui observait le topo selon les consignes reçues, est intervenu. Probablement est-ce la première fois qu’il se sert de son arme ? A moins qu’il n’ait eu le hoquet au moment d’en presser la détente, because son soi-disant coup de semonce a traversé le guignol du vieillard flingueur. Et maintenant, il claque des chailles devant le cadavre de sa victime.
« O putain, il continue ; ô putain de sa mère, ô ma putain que j’aime », ajoute-t-il pour avoir appris Péguy à l’école française.
La populace fait cercle, mais à bonne distance.
— Barre-toi, mec, avant l’arrivée des perdreaux ! lui intimé-je.
Il me considère, tout flageolant.
— Mais fous le camp, bon Dieu, avant de barboter dans la merdouille !
Cette fois, il se décide, rengaine sa chère pétoire et s’éclipse.
Je note qu’il porte de grosses lunettes de soleil, ce qui rendra son identification duraille, d’autant que je compte bien fournir de lui un signalement erroné. Le pauvre mec m’a probablement sauvé la vie, il est juste que je lui garde le nez propre et les pieds au sec.
En attendant que se pointent mes confrères marocains, je palpe le mort. En vain. Ses poches sont tout ce qu’il y a de vides. Pas le moindre papier. Quelques billets de banque et point à la ligne.
Ainsi c’est à ma personne qu’en avait ce petit vieillard dodelineur ? Curieux tueur à gages en vérité. Je n’ai jamais rencontré un flingueur aussi vénérable dans ce délicat boulot. Pour le compte de qui œuvrait-il ?
Je mate en direction du docteur Jess O’Meil. Fume ! Il a disparu. Vraiment, c’est pas de bol.
Parce que ce gros bonhomme grimé et traînant bas la patte, n’était autre que Mr. Adam Delameer venu en catastrophe voir sa dame agonisante.
Je passe le reste de la journée en compagnie de mes homologues d’ici. Je leur raconte ce que je veux bien. Comme je suis auréolé de prestige depuis que j’ai neutralisé l’attentat du Mâ-Kâch contre Son Altesse Splendidissime l’ex-émir Kohnar, ils ne me font pas de giries. Bon : c’est une vengeance probable des gens ayant fomenté le coup de main. Je leur laisse le soin de percer l’identité du petit vieux. Qui a abattu ce dernier ? Moi, je leur déclare avoir aperçu un individu bedonnant aux cheveux grisonnants.
A mon avis, il s’agit de quelque agent secret intercalé dans l’affaire. Peut-être même était-il en secours avec le vieux, et a-t-il effacé le vétuste par suite d’une fausse manœuvre ? Enfin bon, tout ça, des routines… On bavasse un brin : « Et comment va ton président de la République ? Merci, pas mal, toujours la rose en chiant, ou la chose en riant ; et toi, ton roi, ça marche ? De plus en plus bel homme, l’âge lui réussit » ; bref on se met à jour en éclusant du thé à la menthe accompagné de petits gâteaux aux amandes saupoudrés de sucre glace.
Lorsqu’on se quitte, huit heures sonnent au clocher de « Notre-Fatma de Marrakech », la mosquée principale. Pendant que je discutais avec mes confrères, une idée tellement lumineuse que j’ai bien envie de l’offrir à la localité d’Ouessant pour si des fois son phare tombait en panne, s’est déposée dans mon caberluche.
5
Mon lecteur, grâce à sa vaste intelligence qui lui ruisselle de partout, aura remarqué que ces têtes de chapitres sont sans le moindre rapport avec l’action ; tout comme l’action n’a rien à voir avec le livre, et inversement.