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— Dans huit jours, y a la foire à l’embauche de Montmouton. Tu le mets en apprentissage, tu vois, et ça sera son nouveau maître qu’aura la tâche de lui enfoncer un métier dans le crâne. C’est la loi. On y est obligé quand on prend un apprenti. »

Lezek regarda à l’autre bout du champ son fils qui examinait un caillou.

« J’voudrais pas qu’y arrive quelque chose, remarque, hésita-t-il. On l’aime quand même, sa mère et moi. On s’habitue au monde.

— Ça serait pour son bien, tu sais. On en ferait un homme.

— Ah. Bon. C’est vrai qu’y a d’quoi faire », soupira Lezek.

* * *

Morty s’intéressait au caillou. Dedans, il y avait des coquilles en spirale, reliques des premiers temps du monde où le Créateur avait conçu des êtres de pierre, allez savoir pourquoi.

Morty s’intéressait à des tas de choses. Pourquoi nos dents du haut s’adaptent si bien à celles du bas, par exemple. Il avait longuement réfléchi là-dessus. Puis il s’était penché sur le mystère du soleil qui se montre dans la journée, au lieu de la nuit quand on a le plus besoin de sa lumière. Il connaissait l’explication classique, qui d’une certaine façon ne le satisfaisait pas.

En bref, Morty appartenait à cette race d’individus plus dangereux qu’un sac d’aspics. Il tenait résolument à découvrir la logique cachée de l’univers.

Ce qui allait être difficile parce que, de logique, il n’y en avait pas. Le Créateur avait eu des tas d’idées excellentes lorsqu’il avait bâti le monde, mais le rendre compréhensible n’avait pas fait partie du lot.

Les héros tragiques gémissent toujours quand les dieux se soucient de leur sort, mais c’est aux gens que les dieux ignorent qu’il arrive les plus sales coups.

Son père lui criait dessus, comme d’habitude. Morty jeta le caillou en direction d’un pigeon presque trop repu pour tituber hors de portée, puis il revint d’un pas de flâneur à travers champ.

* * *

Voilà pourquoi, à la Veille des Porchers, Morty et son père descendirent à pied de leurs montagnes pour se rendre à Montmouton, les rares biens du jeune homme rassemblés dans un balluchon accroché au dos d’un âne. La ville ne s’étendait guère au-delà des quatre côtés d’une place pavée, bordée de boutiques qui assuraient tous les services nécessaires à la communauté agricole.

Au bout de cinq minutes, Morty ressortit de chez le couturier accoutré d’un ample vêtement brun à la fonction indéterminée, qu’un précédent propriétaire n’avait naturellement pas réclamé, et qui lui laissait toute latitude pour se développer, à supposer qu’il se développe en un éléphant à dix-neuf pattes.

Son père le considéra d’un œil critique.

« Très joli, fit-il, pour le prix.

— Ça m’démange, dit Morty. J’crois que j’suis pas tout seul dedans.

— Y a des milliers de jeunes gens dans le monde qui seraient très contents d’avoir un…» Lezek marqua un temps et renonça « vêtement bien chaud comme ça, mon gars.

— J’pourrais le partager avec eux ? demanda Morty, l’espoir dans la voix.

— Faut avoir l’air élégant, dit Lezek d’un ton sévère. Faire impression, qu’on te remarque dans la foule. »

Pas de doute là-dessus. On le remarquerait. Ils se mêlèrent à la cohue qui encombrait la place, tout à leurs pensées. D’ordinaire, Morty aimait visiter la ville à l’atmosphère cosmopolite et aux étranges dialectes de villages parfois distants de dix voire quinze kilomètres, mais ce coup-ci il éprouvait une appréhension désagréable, comme s’il se souvenait de quelque chose qui ne s’était pas encore produit.

Apparemment, la foire fonctionnait de la façon suivante : les hommes qui cherchaient de l’ouvrage se tenaient au milieu de la place en rangs désordonnés. Nombre d’entre eux arboraient de petits symboles sur leurs chapeaux pour signifier à tous leur spécialité : les bergers portaient des brins de laine, les charretiers une poignée de crins de cheval, les décorateurs d’intérieur un intéressant morceau de tapisserie en toile de jute, et ainsi de suite.

Les jeunes gens en quête d’apprentissage étaient rassemblés du côté Moyeu de la foire.

« Tu te mets là-bas, quelqu’un vient et te propose une place d’apprenti, dit Lezek, l’ombre d’un doute dans la voix. Si tu leur plais, s’entend.

— Comment j’vais leur plaire ? voulut savoir Morty.

— Eh ben…» fit Lezek qui marqua un temps. Hamesh n’avait rien expliqué là-dessus. Il puisa dans ses faibles connaissances de la place du marché, qui se réduisaient à la vente du bétail, et hasarda : « J’imagine qu’on te compte les dents et tout ça. On vérifie que tu siffles pas quand tu respires et que t’as de bons pieds. Si j’étais toi, j’raconterais pas que j’sais lire, les gens, ça leur fait peur.

— Pis après ? fit Morty.

— Après, tu t’en vas apprendre un métier, répondit Lezek.

— Quoi, comme métier ?

— Ben… Charpentier, ça, c’est un bon métier, se risqua Lezek. Ou voleur. Faut bien que quelqu’un le fasse. »

Morty se regarda les pieds. C’était un fils obéissant, quand il se surveillait, et si l’on attendait de lui qu’il soit apprenti, alors il avait la ferme intention d’en devenir un bon. Mais charpentier, ça ne l’emballait guère : le bois avait un caractère réfractaire et tendance à se fendre. Et les voleurs officiels étaient rares dans les montagnes du Bélier, où l’on n’avait pas assez de sous pour se les payer.

« Bon, finit-il par dire. J’vais essayer. Mais il se passera quoi, si on me prend pas ? »

Lezek se gratta la tête.

* * *

Déjà, minuit approchait.

« J’sais pas, dit-il. M’est avis qu’il faut attendre jusqu’à la fin de la foire. À minuit. J’pense. »

Une légère gelée craquante commençait à enduire les pavés. Dans la tour d’horloge ornementale qui surplombait la place, deux petits automates délicatement ouvragés sortirent en ronronnant par des trappes du cadran et sonnèrent les trois quarts d’heure.

Minuit moins le quart. Morty frissonna, mais les feux cramoisis de la honte et de l’obstination s’embrasèrent en lui, plus ardents que les pentes de l’Enfer. Il se souffla sur les doigts pour se donner une contenance, puis leva la tête et contempla le ciel glacé, essayant d’éviter les regards insistants des quelques attardés qui traînaient dans ce qui restait de la foire.

La plupart des marchands de plein air avaient remballé puis étaient partis. Même le vendeur de pâtés chauds en croûte avait cessé de crier ses produits et il en mangeait un, sans souci des risques qu’il faisait courir à sa santé.

Le dernier des autres aspirants apprentis avait pris le large des heures plus tôt. Un jeune homme qui louchait, avait le dos rond, la goutte au nez, et que l’unique mendiant patenté de Montmouton avait déclaré idéal. Le garçon de l’autre côté de Morty était parti pour fabriquer des jouets. Un à un, ils s’en étaient tous allés : maçons, maréchaux-ferrants, assassins, merciers, tonneliers, aigrefins et laboureurs. Dans quelques minutes, ce serait la nouvelle année et une centaine de garçons pleins d’espoir allaient se lancer dans des carrières, dans les nouvelles vies d’utilité publique qui s’offraient à eux.

Morty se demandait tristement pourquoi personne ne l’avait pris. Il s’était efforcé d’avoir l’air respectable et avait regardé tous les maîtres potentiels droit dans les yeux afin de les pénétrer de son excellente nature et de ses qualités éminemment estimables. Ce qui n’avait pas eu l’air de produire l’effet escompté.