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A la salsa succéda le sango. Aquilero décida d’entrer dans la danse. Il avait repéré une sculpturale petite brune dont les cheveux descendaient presque plus bas que la jupe. Il fendit la foule et la jeune fille se retrouva comme par magie dans ses bras puissants. Rapidement, un cercle se forma autour des deux danseurs. Le mélange des corps tournoya durant de longues minutes avant qu’Aquilero n’abandonne sa partenaire, épuisée, pour en choisir une autre dans le cercle des jeunes Rouennaises qui le couvaient des yeux.

Des filles de tout âge, plus au moins excitées, sachant plus ou moins danser, se succédèrent entre ses bras pendant de longues heures.

La sueur était descendue dans son dos, trempant sa fine chemise blanche. Après une salsa torride avec une fille qui devait faire presque deux fois son poids, et qui pourtant bougeait remarquablement bien, Aquilero retourna vers le bar boire une bière et laisser à d’autres marins du Cuauhtémoc le soin d’animer la soirée.

Il resta de longues minutes à reprendre son souffle.

Un instant, il repensa à ce qu’il cherchait, vraiment. Le véritable motif pour lequel il était revenu à Rouen, alors qu’il aurait pu depuis longtemps abandonner cette vie de marin. Vivre de la fortune familiale avec la jeunesse dorée de Cancun. Cette mission qu’il ressassait dans sa tête depuis des mois. Ces quelques jours qu’il préparait depuis cinq ans. Il allait devoir être méfiant. Il n’avait qu’une confiance limitée dans les autres. Il ne connaissait de ce coin du monde, la vallée de la Seine, que ce qu’il en avait lu, étudié, même s’il l’avait fait avec une incroyable minutie.

Son regard accrocha le ventre plat d’une danseuse qui ondulait à moins d’un mètre de son entrejambe.

Cette mission attendrait demain ! Ce soir, il allait vivre, pleinement, jusqu’au bout de la nuit. Ensuite, il lui faudrait reprendre contact avec les autres. Penser au butin. Rechercher des preuves. Plonger. Il savait ce qu’il avait à faire.

Il vida son verre de bière d’une traite et s’immergea dans la foule.

Sa chemise était désormais ouverte jusqu’au nombril. La plupart des filles qu’il approchait détournaient les yeux. D’autres plus rares, soutenaient son regard d’aigle. Parfois, au détour d’un mouvement, des seins le frôlèrent, des mains osèrent s’aventurer sur son torse nu.

Aquilero continua de danser, de multiplier les partenaires, avec un peu moins d’entrain toutefois. Les rangs de la Cantina commençaient à se clairsemer. Les uniformes se faisaient moins nombreux. Ils repartaient, souvent accompagnés.

Aquilero campa bientôt au bar, discutant avec les filles les plus proches, les yeux dans les yeux, en anglais ou en espagnol.

Vers un peu plus de deux heures du matin, Aquilero quitta la Cantina, dans les bras d’une jolie blonde.

Personne ne le remarqua.

Les rares témoins ne s’en souvinrent que le lendemain, lorsque la police les interrogea. Ils furent beaucoup à avoir remarqué Aquilero. Par contre, aucun d’entre eux ne fut capable de décrire le visage de la jeune fille avec qui il quitta la Cantina.

Seuls quelques témoins évoquèrent la perfection des courbes, observées de dos, de la jeune fille pendue au coup du marin mexicain.

Les anges noirs de l’utopie

3. Nature morte

5 h 45, quai Boisguilbert, Rouen

Maxime Cacheux s’engagea sur les quais de Seine, son chevalet sous le bras, un peu avant six heures du matin. Le soleil venait à peine de se lever. Il faisait partie de cette poignée de peintres en herbe qui se levait tous les matins aux aurores pour profiter de la vue des voiliers dans le jour naissant, sans la foule.

Il s’installa face au Cuauhtémoc pour terminer l’aquarelle qu’il avait esquissée la veille. Il voulait parvenir à peindre une dizaine de toiles pendant l’Armada. Il avait organisé son travail en conséquence. Son chef, à la Chambre régionale des comptes, avait accepté qu’il ne travaille qu’à mi-temps cette semaine.

Il ouvrit son chevalet, positionna sa palette, recherchant l’endroit exact où il se trouvait la veille. Il pesta.

La lumière n’était pas la même ! Il rumina contre sa stupidité : il devait esquisser un tableau par matin, un point c’est tout. Ne pas chercher à en commencer un autre. Il pensa avec envie à cette galerie de Honfleur qui lui avait fait la vague promesse d’exposer ses œuvres, en août. Il savait bien que ses toiles n’étaient pas très originales. Il savait également que le thème de l’Armada faisait vendre… Il soupira en regardant le ciel. Le temps était déjà trop lumineux. Il était arrivé cinq minutes trop tard. La veille, il y avait un ciel extraordinaire.

Tant pis. Il attrapa un pinceau et commença par une observation minutieuse du paysage.

Les quais étaient déserts.

Les gens sont stupides, pensa Maxime. C’est pourtant la meilleure heure.

Il reprit son examen. Un détail attira son regard. Plus qu’un détail d’ailleurs.

Sur le côté droit de l’angle de son tableau, un homme était allongé par terre, à une dizaine de mètres du Cuauhtémoc.

Maxime sourit. Un pauvre type qui avait sans doute trop bu la veille.

Dans l’instant suivant, son œil aiguisé repéra un détail anormal.

Une flaque rouge sous le corps du marin.

— Merde, pesta Maxime Cacheux.

Il pensa qu’il allait perdre un temps précieux, ce court moment avant que la foule n’envahisse les quais. Il hésita. A contrecœur, il se décida et s’approcha du corps étendu.

Jamais, par la suite, Maxime Cacheux n’oublia ce qu’il vit ce matin-là. Il paraît que depuis, ses aquarelles sont bien meilleures. Plus som­bres, plus profondes.

Maxime se pencha sur le corps inerte. Ce n’était pas un clochard.

C’était un marin, un marin mexicain. Il reconnut sa chemise blanche, ses insignes.

Un marin mexicain ayant trop abusé de tequila pour pouvoir atteindre son bateau ?

Non, hélas, ce n’était pas cela.

Le jeune Mexicain avait les yeux grands ouverts, révulsés.

Une large entaille, béante, rougie de sang, tachait sa chemise, à la place exacte de son cœur.

Carlos Jésus Aquileras Mungaray, dit Aquilero, gisait mort, poignardé sur les quais de la Seine, juste devant le Cuauhtémoc.

4. Quai du crime

7 h 15, quai Boisguilbert, Rouen

Le commissaire Gustave Paturel fendit la foule avec autorité. Le poids de ses quatre-vingt-dix kilos l’aida à bousculer la masse compacte de badauds. Sa voix de stentor fit le reste :

— Police ! Laissez passer !

Comme il s’en doutait, la densité de visiteurs était déjà impressionnante.

Qu’est-ce que cela allait être dans la matinée ?

Il fallait régler cette affaire rapidement. Rapidement, mais sans prendre aucun risque.

Sur la route, il avait essayé de faire le point. Un cadavre sur les quais, pendant l’Armada, c’était une première ! Mais à bien y réfléchir, c’était quelque chose qui devait bien arriver un jour. Alcool, mélange des genres, excitation. Malgré le déploiement de la police, les caméras partout, un jour ou l’autre, une altercation pouvait dégénérer. L’enquête n’inquiétait pas trop le commissaire. Etant donné l’affluence, de jour comme de nuit, trouver des témoins ne serait pas difficile. L’assassin de ce marin allait peut-être même venir se dénoncer tout seul, une fois dessaoulé. Non, ce qui préoccupait le plus le commissaire Paturel, c’était la gestion médiatique de cette affaire. L’Armada de Rouen, avec ses millions de touristes sur les quais, était désormais la deuxième plus importante manifestation populaire française, derrière le Tour de France. La plus importante, même, si l’on considérait que le Tour de France se déroulait sur trois semaines et sur tout le territoire national.