Pierre se tourna vers Klimus :
— Merci de vous être dérangé, monsieur.
Le vieux généticien fit une espèce de grimace, puis tourna les talons et s’éloigna.
Tiffany n’avait pas trente ans. Elle tenait à la main un attaché-case noir et portait une veste bleue assortie à son pantalon. Son chemisier blanc était un peu plus échancré que nécessaire. Pierre en fut amusé. Sans doute choisissait-elle ses tenues en fonction du sexe de ses clients potentiels…
— Désolée du retard, lui dit-elle. Sur le pont c’était l’enfer, on avançait au pas…
Elle lui tendit une carte de visite jaune et noir, puis parcourut le labo du regard.
— Je vois que vous êtes un scientifique, dit-elle.
Pierre hocha la tête.
— Je travaille dans la biologie moléculaire, et en ce moment sur le programme Génome humain.
— Vraiment ? demanda Tiffany. C’est un domaine fascinant.
— Vous vous y connaissez ?
— Bien sûr. J’ai lu pas mal d’ouvrages là-dessus pour mon travail. (Elle sourit.) Mais je pense que ce qui vous intéresse, c’est de contracter une assurance chez nous.
Pierre lui indiqua un siège.
— Tout à fait. Je suis originaire du Canada, et je n’ai jamais eu jusqu’ici à prendre une assurance maladie. Je suis encore résident québécois pour quelque temps, mais…
Tiffany secoua la tête.
— J’ai eu plusieurs fois affaire à des Canadiens ces dernières années. Votre Sécurité sociale ne vous couvre que pour l’équivalent en dollars de ce que le risque aurait coûté au Canada, où les prix sont fixés par le gouvernement. Ici, ce n’est pas la même chose. Il n’y a pas de plafonnement des tarifs. Vous allez constater que la plupart des actes sont bien plus onéreux et que votre couverture québécoise est très insuffisante. De plus, vos plans provinciaux prévoient des traitements médicaux, mais pas d’hospitalisation en chambre individuelle. (Elle marqua une pause.) Êtes-vous couvert par votre université ?
Pierre secoua la tête.
— Je ne fais pas partie du corps enseignant. Je suis ici en tant que chercheur invité.
Elle posa son attaché-case sur le plan de travail et l’ouvrit.
— Donc, ce qu’il vous faut, c’est une police tous risques. Nous avons ce que nous appelons notre plan Carte d’Or, qui couvre à cent pour cent toutes les urgences, y compris les transports en ambulance et tout ce dont vous pourriez avoir besoin : béquilles, fauteuils roulants, etc. Naturellement, cela couvre aussi les visites médicales habituelles, les check-up annuels, les prescriptions et tout le reste.
Elle lui tendit un dépliant à couverture dorée.
Il le parcourut. Les patients atteints de la maladie de Huntington finissaient généralement leurs jours dans un hôpital. S’il avait la maladie, il allait certainement demander une chambre individuelle et… Bon. L’offre couvrait également des services d’infirmière à domicile et même des traitements expérimentaux.
— Ça me paraît convenir, lui dit Pierre. Quel est le montant des primes ?
— Il y a un tarif dégressif.
Elle sortit un classeur jaune et noir de son attaché-case.
— Puis-je vous demander votre âge ?
— Trente-deux ans.
— Êtes-vous fumeur ?
— Non.
— Et vous ne souffrez pas actuellement d’une affection particulière telle que le diabète, le sida ou un souffle au cœur, par exemple ?
— Non.
— Vos parents sont en vie ?
— Ma mère seulement.
— De quoi est mort votre père ?
— Euh… Vous voulez parler de mon père biologique, je suppose ?
Tiffany eut un battement de cils.
— Oui.
Henry Spade était mort quatre ans plus tôt. Pierre était allé à Toronto pour son enterrement.
— De complications dues à la maladie de Huntington, dit-il.
Elle referma le classeur.
— Ah ! fit-elle en le regardant dans les yeux sans rien dire durant quelques secondes. Cela complique un peu les choses. Avez-vous la maladie de Huntington ?
— Je n’en sais rien.
— Vous n’avez pas de symptômes ?
— Aucun.
— Cette maladie est transmise par un gène dominant, n’est-ce pas ? Il y a une chance sur deux pour que vous ayez hérité du gène.
— C’est exact.
— Mais vous n’avez pas fait le test ?
— Non.
Elle soupira.
— C’est ennuyeux, Pierre. Ce n’est pas moi qui décide, mais je peux vous dire ce qui va se passer si vous remplissez notre questionnaire aujourd’hui. Ma compagnie refusera de vous assurer, compte tenu de vos antécédents familiaux.
— Vraiment ? J’aurais dû me taire, alors.
— Cela n’aurait rien arrangé à long terme. Si vous nous aviez envoyé un jour une demande de remboursement liée à la maladie de Huntington, nous aurions enquêté. Et si nous avions appris que vous étiez au courant du risque au moment de votre adhésion, nous aurions refusé de payer. Vous avez bien fait de m’en parler, naturellement, mais…
— Mais quoi ?
— Comme je vous l’ai déjà dit, c’est un peu ennuyeux. (Elle rouvrit le classeur en choisissant un onglet vers la fin.) Je ne montre généralement pas ces tables aux clients, mais… C’est très clairement expliqué. Comme vous le voyez, nous avons trois catégories de primes correspondant à l’âge, au sexe et au groupe. À usage interne, nous qualifions ces risques de B, M et E, pour bas, moyen et élevé. Si vous avez des antécédents familiaux qui semblent vous prédisposer, par exemple, à une crise cardiaque à la quarantaine, vous avez le droit d’être assuré chez nous, mais dans la catégorie E. Si, par contre, vos antécédents sont favorables, nous vous offrons une police correspondant au niveau M, qui est déjà assez cher.
— Ça alors ! fit Pierre en regardant le montant indiqué dans la colonne intitulée : Sexe masculin, 30-34 ans.
— Je sais. Mais c’est parce que nous n’avons pas le droit de faire pratiquer des tests génétiques sur nos clients potentiels. Nous sommes donc obligés de faire comme si vous étiez atteint d’une grave maladie génétique. Ce que je suis censée vous dire, après vous avoir montré ce chiffre, c’est : « Je ne peux pas vous forcer à passer le test, mais si vous le faisiez de votre plein gré et que les résultats soient favorables, nous pourrions vous proposer une police pour ce montant, dans la colonne B. »
— C’est la moitié du M.
— Exactement. Vous comprenez pourquoi vous avez intérêt à demander le test ? Nous ne l’exigeons pas, mais vous économisez beaucoup d’argent en le faisant volontairement.
— Ce n’est pas très honnête comme procédé.
Elle haussa les épaules.
— Beaucoup de compagnies d’assurances procèdent ainsi aujourd’hui.
— Et vous dites que je ne suis pas assurable en raison de mes antécédents familiaux ?
— C’est vrai. La maladie de Huntington est très coûteuse. Votre taux de risque, à cinquante pour cent, est trop élevé pour que nous acceptions de vous couvrir. Mais si vous passez le test et nous apportez la preuve que vous n’avez pas le gène…
— Je ne veux pas passer le test.
— Dans ce cas, la situation est encore plus compliquée. (Elle soupira, comme si elle réfléchissait à la meilleure manière de lui expliquer la chose.) Le mois dernier, le gouverneur Wilson a entériné un projet de loi du Sénat. La nouvelle loi prend effet le 1er janvier, dans dix semaines. Elle stipule que les assureurs californiens dans le domaine de la santé ne pourront plus s’appuyer sur les tests génétiques pour exercer une discrimination contre les gens qui sont porteurs du gène d’une maladie sans en présenter les symptômes. En d’autres termes, nous ne pourrons plus considérer comme une condition préexistante chez les individus – par ailleurs parfaitement sains à un moment donné – le simple fait d’être porteur du gène de Huntington, de la SLA[6] ou d’autres maladies à déclenchement tardif.