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Pierre ne dit rien durant quelques instants. Puis il murmura :

— Je suis vraiment désolé, Shari.

Cette fois-ci, il posa la main sur son épaule. Aussitôt, elle se laissa aller contre lui, le corps secoué de sanglots.

12

Pierre et Molly étaient assis côte à côte sur le canapé vert et orange de son living. Leur relation avait atteint le point où ils dormaient ensemble presque toutes les nuits, tantôt chez elle, tantôt chez lui. Elle avait niché sa tête au creux de son épaule. Les rayons ambrés du soleil couchant pénétraient par la fenêtre. Pierre avait fait l’effort de passer son Hoover. Pour la deuxième fois depuis qu’il s’était installé ici. Les rayons de lumière presque horizontaux faisaient ressortir les traces de l’aspirateur sur la moquette.

— Pierre, murmura Molly.

— Oui ?

— Euh… non, rien.

— Dis-moi ce que tu as dans la tête, allons.

— C’est plutôt ce qu’il y a dans la tienne.

— Hein ?

Il fronça les sourcils.

Molly semblait terriblement hésitante. Soudain, elle se redressa sur le sofa, ôta la main de Pierre de son épaule et la posa sur son genou, croisant ses doigts avec les siens.

— On va jouer à quelque chose, dit-elle. Pense à un mot. N’importe quel mot anglais. J’essaierai de le deviner.

Il sourit.

— N’importe quel mot ?

— Oui.

— D’accord.

— Concentre-toi bien dessus. Essaie de… C’est aardvark.

— C’est ça ! s’écria Pierre, sidéré, en français. Comment as-tu fait ?

— Essaie encore.

— D’accord, j’en ai un.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc, pire-hi-mie-dîne ? C’est du français ?

— Mais comment fais-tu ?

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— La pyrimidine. C’est une catégorie de base organique. Dis-moi comment tu fais.

Elle le regarda dans les yeux. Ils étaient assis si près l’un de l’autre qu’elle fixait tour à tour l’œil droit puis l’œil gauche de Pierre. Elle ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, la referma puis essaya de nouveau.

— Je peux… (Elle ferma les yeux.) Mon Dieu ! Et moi qui croyais que rien ne serait plus difficile à t’avouer que ma stupide blennorragie ! Ce que j’essaie de t’expliquer, je ne l’ai jamais dit à qui que ce soit. (Elle prit une profonde inspiration.) Je lis dans les pensées des autres, Pierre.

Il inclina la tête de côté. Sa lèvre inférieure pendait légèrement. Visiblement, il ne savait plus quoi dire.

— C’est vrai, je t’assure, reprit Molly. J’ai ce don depuis l’âge de treize ans.

— D’accord, fit Pierre sur un ton indiquant que c’était un truc habile, mais qui pouvait être expliqué si on lui donnait suffisamment de temps pour réfléchir. D’accord. Dis-moi ce que je pense maintenant.

— C’est du français. Je ne comprends pas cette langue. Vou… lai… vou… cou… quelque chose, et puis moi. Ce mot-là, je le connais.

— Quel est mon numéro de Sécurité sociale au Canada ?

— Il faut que tu penses au numéro. Sinon, je ne perçois rien du tout. (Un silence.) Tu y penses en français… Cinq. Huit… Deux… Hum, tu le répètes dans ta tête, ça embrouille tout. Recommence, en une seule fois… Cinq, huit, deux… six un neuf, huit trois neuf…

— La télépathie, ça ne…

— Ça n’existe pas, c’est ce que tu voulais dire ?

— Mais comment fais-tu ?

— Aucune idée.

Figé, Pierre demeura un long moment sans rien dire. Puis :

— Il faut que tu aies un contact physique avec la personne ?

— Non. Il suffit que je sois près d’elle. Qu’elle se trouve dans ce que j’appelle ma « zone », pas plus d’un mètre environ. Je n’ai pas pu beaucoup étudier le phénomène. Il est difficile d’être à la fois l’expérimentateur et le sujet sans révéler à l’autre ce que j’essaie de faire. D’après ce que j’ai pu constater, le… l’effet est gouverné par la loi de l’inverse du carré. Si je double la distance qui me sépare de toi, je n’entends plus tes pensées – si entendre est bien le mot qui convient – qu’avec le quart de leur intensité première.

— Tu dis « entendre ». Tu ne les vois donc pas ? Ce ne sont pas des images mentales que tu captes ?

— Non. Si tu n’avais fait qu’évoquer dans ta tête l’image d’un aardvark[7] je ne l’aurais jamais détectée. Mais quand tu t’es concentré sur le mot, je l’ai… entendu, je ne trouve pas de meilleur terme pour décrire cela. C’était aussi clair que si tu me l’avais murmuré à l’oreille.

— C’est… incroyable !

— Tu as d’abord pensé à « prodigieux », mais tu as changé le mot au moment où il allait sortir de tes lèvres.

Pierre se laissa aller en arrière, abasourdi.

— Je détecte ce que j’appelle les « pensées articulées », reprit Molly. Ce sont les mots que ton cerveau utilise. Je ne vois pas d’images ni d’émotions. Dieu merci !

Pierre la regardait avec un mélange de fascination et de stupéfaction.

— Ce doit être un poids terrible pour toi, dit-il.

Elle hocha la tête.

— Ça arrive. Mais je fais un gros effort conscient pour ne pas empiéter sur la vie privée des gens. Ce qui m’a souvent valu d’être traitée de personne hautaine ou distante. C’est littéralement vrai. Je tiens à garder mes distances avec les gens.

— Télépathe, murmura Pierre comme si la seule répétition du mot allait rendre la chose plus acceptable. Incroyable ! dit-il en français. Et tu es la seule de ta famille à posséder ce don ?

— Oui. J’ai essayé, un jour, de questionner ma sœur Jessica là-dessus, et elle a cru que j’étais folle. Quant à ma mère, il y a des soirs où elle ne m’aurait jamais laissée sortir si elle s’était seulement doutée de ce qu’il y avait dans ma tête.

— Pourquoi n’avoir rien dit ?

Elle le regarda avec de grands yeux, comme si elle ne pouvait pas croire qu’il pût poser cette question.

— Je veux mener une vie normale, aussi normale que possible, en tout cas. Je ne veux pas devenir un sujet d’expérience, ni une attraction, ni qu’on me demande – Dieu m’en préserve ! – de travailler pour la CIA ou quelque chose comme ça.

— Tu n’as vraiment jamais mis personne au courant ?

— Jamais.

— Mais tu m’en parles.

Elle riva ses yeux sur les siens.

— Oui.

Pierre savait ce que cela signifiait.

— Je te remercie, dit-il.

Il lui sourit, mais détourna rapidement le regard.

— Je ne sais pas, dit-il. Je ne sais pas si je peux vivre avec l’idée que mes pensées ne sont plus privées.

Elle changea de position sur le canapé, repliant une jambe sous elle et lui prenant l’autre main.

— C’est justement ça, la question, murmura-t-elle d’une voix intense. Je ne peux pas lire dans tes pensées, parce qu’elles sont en français.

— Vraiment ? demanda Pierre, étonné. Je ne me rendais pas compte que je pensais dans une langue particulière. Pour moi, une pensée, c’est… eh bien, une pensée.

— La pensée complexe ne peut être formulée qu’à l’aide de mots. Tu peux me faire confiance sur ce point, c’est ma spécialité. Et je peux t’affirmer que tu penses exclusivement en français.

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7

Oryctérope, mammifère fourmilier d’Afrique du Sud (N.d.T.)