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Meyer ne pouvait l’accepter. Il sortit le pistolet d’un pli de sa salopette, visa le gros Allemand et…

Ce fut comme une éjaculation, une libération, le moment culminant.

Jubas avait appuyé sur la détente ; il put voir les yeux de l’Allemand s’arrondir, sa bouche s’ouvrir et son corps obèse et hideux s’écrouler.

Le signal de la révolte devait être la détonation d’une grenade, mais le coup de revolver de Meyer la déclencha avec une demi-heure d’avance. Des cris : « Maintenant ! » se répandirent dans tout le camp inférieur. Les récipients d’essence furent enflammés. Il y avait ce jour-là huit cent cinquante Juifs dans le camp. Ils coururent tous ensemble vers les barbelés. Certains s’étaient munis de couvertures qu’ils jetèrent sur les cruelles aspérités de métal. D’autres, avec leurs cisailles, sectionnèrent frénétiquement les lignes. Ceux qui avaient des pistolets tuèrent le plus grand nombre possible de gardiens. Il y avait partout des flammes et de la fumée. Les gardiens qui étaient partis nager revinrent en hâte et prirent leurs chevaux ou leurs véhicules blindés. Trois cent cinquante Juifs réussirent à franchir les barbelés et à se disperser dans la forêt. La plupart furent aisément retrouvés et abattus. Longtemps, les détonations et les cris retentirent partout.

Un petit nombre, néanmoins, réussirent à s’échapper pour de bon. Ils coururent à perdre haleine dans les bois. Jubas Meyer était parmi eux. Shlomo Malamud également. Ce dernier, plus tard, devait passer sa vie à rechercher son frère Saül.

Un peu moins de cinquante Juifs survécurent ainsi à Treblinka. Parmi ceux que connaissait Jubas, il y avait notamment Eliahu Rosenberg, Pinhas Epstein, Casimir Landowski, Zalmon Chudzik et David Solomon.

2

Début des années quatre-vingt. Ronald Reagan venait de recevoir son investiture présidentielle. Les Iraniens avaient relâché les otages américains qu’ils détenaient depuis quatre cent quarante-quatre jours. Ici, au Canada, Pierre Trudeau était au milieu de son second mandat de Premier ministre. Il se battait pour rapatrier de Grande-Bretagne la constitution canadienne.

Agé de dix-huit ans, Pierre Tardivel se tenait devant l’entrée d’une maison de la banlieue de Toronto, le col de son blouson rouge de l’université McGill relevé pour se protéger du vent glacé qui balayait la rue où le sable répandu formait des taches sombres.

Maintenant qu’il était là, l’idée ne lui semblait plus aussi bonne. Il avait presque envie de retourner à la gare routière et de rentrer à Montréal. Sa mère serait ravie s’il abandonnait maintenant. Et, si ce que la femme de Henry Spade avait dit à Pierre sur son mari était vrai, il n’était pas tellement pressé de l’affronter. Il ferait mieux de…

Mais non. Non. Il n’était tout de même pas venu jusqu’ici pour renoncer maintenant.

Il prit une profonde inspiration, s’avança dans l’allée et appuya sur la sonnette. Il entendit le bruit étouffé du carillon à l’intérieur. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et une femme d’âge moyen, assez belle, se tint devant lui.

— Mrs Spade ? Bonjour. Je suis Pierre Tardivel.

Il avait conscience de son fort accent québécois, qui devait sembler déplacé ici, rappelant qu’il était un intrus.

L’espace d’un instant, il crut voir briller, dans le regard inquisiteur de Mrs Spade, une lueur indiquant qu’elle le reconnaissait. Au téléphone, Pierre s’était contenté de lui dire que ses parents étaient des amis de son mari à l’époque où Henry Spade habitait Montréal, au début des années soixante. Mais elle devait bien se douter qu’il avait une autre raison de vouloir le rencontrer. Qu’est-ce que sa mère lui avait dit quand il lui avait mis la preuve sous les yeux ? Je savais que c’était lui ton père. Tu es son portrait tout craché.

— Bonjour, Pierre, lui dit Mrs Spade d’une voix plus chaleureuse qu’au téléphone, mais avec un brin de circonspection. Vous pouvez m’appeler Dorothy. Entrez donc.

Pierre s’avança dans le vestibule. Physiquement, Dorothy ressemblait un peu à sa mère : cheveux bruns, yeux bleu-gris, lèvres pleines. Peut-être Henry Spade n’était-il attiré que par un seul type de femme. Pierre fit glisser la fermeture Éclair de son blouson, mais ne fit pas le geste de le retirer.

— Henry est là-haut dans sa chambre, lui dit Dorothy.

Sa chambre. Ils faisaient donc chambre à part.

— Il préfère rester couché, c’est plus commode pour lui, dit-elle. Ça ne vous ennuie pas de monter ?

Pierre secoua la tête.

— Très bien, fit Dorothy. Suivez-moi.

Ils entrèrent dans le living brillamment éclairé. Deux murs entiers étaient couverts de rayonnages en bois foncé. Un escalier conduisait au premier. Sur le côté des marches, il y avait des rails pour un fauteuil roulant motorisé. Le siège était en haut de l’escalier. Dorothy guida Pierre vers la première porte sur leur gauche.

Il faisait des efforts pour ne laisser paraître aucune réaction sur son visage.

Sur le lit était allongé un homme qui donnait l’impression de danser sur le dos. Ses bras et ses jambes remuaient continuellement, décrivant des mouvements de rotation à partir des épaules, des hanches, des coudes, des genoux, des poignets et des chevilles. Sa tête ballottait de droite et de gauche sur l’oreiller. Ses cheveux étaient gris acier et ses yeux… marron, évidemment.

— Bonjour, lui dit Pierre, si bouleversé que le mot était sorti en français.

 » Hello ! reprit-il en anglais. Je m’appelle Pierre Tardivel.

D’une voix faible et pâteuse qui lui coûtait visiblement un gros effort, l’homme répondit :

— Hel… lo, P… Pierre.

Il s’interrompit, mais Pierre n’aurait su dire si c’était pour recomposer ses pensées ou pour attendre que son corps devienne un peu plus docile.

— Comment va… comment va ta mère ? réussit à articuler l’homme alité.

Pierre battit des paupières à plusieurs reprises. Il ne voulait surtout pas risquer de l’offenser en se mettant à pleurer devant lui.

— Elle va bien, répondit-il.

Henry roula la tête d’un côté puis de l’autre, mais sans quitter Pierre des yeux. Ce dernier comprit qu’il ne se contenterait pas d’une platitude.

— Elle est en bonne santé, lui dit-il. Elle travaille au service des prêts d’une grande agence de la Banque de Montréal.

— Elle est heureuse ? demanda Henry avec effort.

— Elle aime bien son travail. Elle ne manque pas d’argent. Elle a touché une grosse somme de la compagnie d’assurances quand papa est mort.

Henry déglutit péniblement.

— Je ne… savais pas… qu’Alain était mort. Dis-lui bien que je suis… navré.

Il semblait sincère. Il n’y avait dans sa voix ni sarcasme ni arrière-pensée. Alain Tardivel avait été son rival, mais il était sincèrement attristé par la nouvelle de sa mort. Pierre serra les mâchoires, puis hocha la tête.

— Je lui ferai la commission, dit-il.

— C’est une femme… merveilleuse, murmura Henry.

— J’ai une photo d’elle.

Pierre sortit son porte-cartes et lui montra un portrait de sa mère avec son corsage de soie blanche. Il tint le porte-cartes à hauteur de ses yeux pour qu’il le voie bien.

— Elle a… moins changé… que moi, fit Henry après avoir fixé la photo durant un bon moment.

Pierre eut un sourire forcé.