Выбрать главу

San-Antonio

N'en jetez plus

À Jean-Jacques DUPEYROUX et Jean-Claude SOYER,

mes pépiniéristes et mes amis.

En témoignage de profonde reconnaissance.

San-A.

CHAPITRE PREMIER

PAS DE PANIQUE : BERU EST AUX COMMANDES !

— V’s’auriez-t’y pas un french baveux, ma colombe ? demande Bérurier-le-preux à la charmante hôtesse d’El Al ; biscotte vos canards en godiche[1], j‘sais pas de quel côté faut les tenir pour les lire.

Ça y est ! Le voilà cassé, le Gros. Fin rond, beurré comme poularde au four !

Je le pousse du genou.

— Écrase, Abomination ! lui enjoins-je. Pas la peine de t’être fringué en rabbin pour venir donner ton récital de goye aviné !

Il pose sur moi un regard pareil à deux petits drapeaux japonais.

— On peut z’être le rabbin Abraham Bérurheim et préférer France-Soir aux journaux écrits rien qu’av’c des virgules gothiques, non ? On peut z’être israélien et avoir une prédication pour la presse française, quoi merde ! C’est quéque chose, la presse française ! Pas dans ce qu’é raconte, mais dans la manière de le raconter. T’as toujours l’impression que c’est textuel. J’lu ferais qu’un reproche : ses encres ! La presse française, faut reconnaître : elle déteint. Si t’as le malheur de t’en torchonner le recteur, aux vouatères, tu te retrouves avec la photo de Tony et Margaret sur les miches, ou bien celle de Maurice Choumane, c’qu’est plus grave. Un jour que j’allais au toubib, pour lui présenter mes émeraudes sur champ d’azur, j’avais écrit « Une fuite de gaz fait deux morts » en caractères gras sur le baigneur. Et Berthe ! tiens, une fois, comme je m’apprêtais à lui interpréter « Hue Cocotte », façon afghane, je lui avise les cours de la bourse en travers du prosibus. Tu juges ? Ça m’a déconcerté les élans affectifs, d’autant mieux que la bourse était en baisse !

La voix du Mastar se fait de plus en plus évasive et inaudible. Il finit par piquer du nez et il s’endort d’un sommeil d’ange ivre mort. Je préfère ses ronflements à ses divagations : ils sont moins compromettants.

C’est le coéquipier à toute épreuve, Bérurier, nous sommes parfaitement d’accord sur ce point, seulement dans les missions subtiles, faut se l’effacer, Pépère ! Avant tout éviter la chopine nocive. Mais le moyen de le sevrer quand il voyage en first, le Dodu ? C’est la biture assurée, comprise dans le titre de transport. Un Alexandre-Benoît ceinturé à son siège, que voudriez-vous qu’il fasse d’autre ? Il s’est gloutonné quatre plateaux. Il a liquidé des apéros et du champagne entre Paris et Rome ! Il a vidé deux boutanches de bordeaux entre Rome et Athènes. Et il a pris le relais au whisky en attendant qu’on se pose à Tel-Aviv. Un numéro inouï ! L’hôtesse n’en revenait pas d’avoir un passager si exigeant. Il réclamait de la musique, Mon Saigneur ! Insistait pour qu’on lui passe un disque de Pierre Perret. À défaut il aurait accepté une sucrerie d’Haricot Machiasse. Il a raflé presque tous les petits flacons de liqueur quand on a passé la corbeille. Tous les bonbons prédécolleurs et pré-atterrisseurs. À présent, repu, gonflé, violet, il récupère dans un grondement sauvage dont l’intensité domine celle des réacteurs. L’art de passer inaperçu, il l’a au plus haut point, le poussah. « Tout en finesse, messieurs ! », que nous avait recommandé le Boss ! Cause toujours !

Réclamer de « la finesse » à Bérurier dénote de la part du Vieux un reste de candeur que j’étais loin de lui soupçonner !

Dans son costard noir, élimé, made in « Carreau du Temple » dont les revers ressemblent à une palette de peintre (on y trouve même un petit rond de tomate qui lui confère la rosette), il fait obstinément abject, mon pote ! Une vraie dégoûtation vivante ! Voyager au côté de ce tas d’ordures est aussi sympa que de manger une fondue dans une léproserie !

On déplore sa condition humaine, à s’exhiber avec lui. On se sent rat d’égout ! Bref, comme disait un publicitaire : « Ça l’affiche mal. »

Tout en finesse ! J’eusse aimé le prendre à part, notre Pépère qu’êtes odieux, pour lui demander s’il causait par galéjade, ou bien s’il n’avait pas oublié ses granulés pour la gamberge.

De la finesse, Béru ! Vous mordez ce mirage ? De quoi s’en claquer les jambons. Seulement, le Dabe, quand il est lancé sur une affaire, il s’emberlife dans les gravités solennelles. Il prend son visage marmonéen, style Maréchal-nous-voilà-dans-de-beaux-draps, l’œil crispé, les sourcils horizontaux, la bouche qui distribue les mots. De temps en temps, il remue un bout d’oreille, une aile de pif, un auriculaire, manière d’indiquer qu’il est vivant et que ce qu’on entend ne tombe pas d’un robot fringué en M’sieur-le-directeur.

— Mes chers amis, je vous ai réunis pour vous charger d’une affaire extrêmement délicate. Je vous préviens tout de suite qu’aucune autre ne m’a jamais autant tenu à cœur que celle-ci. Il faut que vous vous surpassiez. J’attends de vous des prouesses.

Sa voix froide paraissait vouloir s’abîmer sur les fins de paragraphe, mais le point qui la ponctuait nivelait le débit du Vieux. Il repartait d’un ton placide, lent et glacé afin de stimuler notre intérêt.

« Peut-être le savez-vous, mes amis, mais de tous les services d’espionnage étrangers qui sévissent en France, le plus actif est probablement le service israélien. Aussi le surveillons-nous étroitement. »

Le Dabuche ouvrit son tiroir et, contrairement à toute attente, en sortit une petite bouteille de Perrier munie d’un bouchon de liège. Il prit également un verre et se servit une rasade qui, à notre grande surprise ne pétilla pas ; or le Perrier éventé est aussi insipide qu’un livre de Mme Agaga Christie qu’on a déjà lu. Le Dirlo puisa une boîte de pilules dans son gousset, lui fit pondre un comprimé moins gros qu’une chiure de mouche et le goba en s’aidant de la rasade d’eau.

— Grippe ? m’enquis-je.

Le Vioque opina.

— Un vague début que je cherche à neutraliser.

Bérurier reniflait avec la frénésie d’un sanglier sur le point de mettre à jour un banc de truffes.

— La vodka, c’est radical quand on a la crève, approuva-t-il. Rebouchez bien vot’ flacon, Patron, que la vôtre pourrait s’éventrer.

Le Boss eut un frémissement de la glotte et ses yeux se firent aussi cordiaux que deux trous de balle de constipés. Il remisa sa panoplie et grommela en poussant vers moi un feuillet estampillé « Ultra Confidentiel ».

— Nous avons capté et décodé ce message en provenance de Tel-Aviv.

Je lis :

« Bravo d’avoir réussi à démasquer Von Chichmann. Sa position actuelle rend toute action délicate. Avant d’intervenir rentrez à Tel-Aviv pour grand conseil. »

— Von Chichmann, le bourreau nazi ? demandai-je.

— D’après ce message, il semblerait que oui.

— Je croyais qu’il était mort.

— Ces messieurs ne semblent pas partager votre opinion.

Il y eut un quasi-silence, à peine troublé par des borborygmes béruréens consécutifs à un haricot de mouton.

Je pigeais mal ce que nous venions branligoter dans tout ça, la Gonfle et moi. Que les Juifs règlent leurs comptes en retard, sans s’occuper de la prescription, me semblait étranger à mes propres activités. Je suis pas un dégusteur de vengeance surgelée, mais j’empêche pas les autres de s’en faire péter la sous-ventrière. De là à prendre leurs patins y’a une marge. Les criminels qu’on alpague vingt-cinq ans après leurs crimes ne sont plus des criminels et j’ai, comme beaucoup, l’impression qu’on liquide des innocents. Voire ! J’sais pas très bien… J’émets… Je cherche à comprendre. Nos actes nous précèdent et nous suivent. On est pris dans leurs ficelles comme un parachutiste empêtré dans ses sustentes. À peine commis, ils prennent barre sur nous, ne nous lâchent plus, plus jamais ! On naît d’eux, par à-coups.

вернуться

1

Béru veut sûrement dire « en yiddish ».