Le sermonne. Le dope ! Le moralise : « Mais non, tout va bien, vous bilez pas, ça baigne dans le beurre, ça tourne rond, ça fonctionne au poil, bien admirablement. Vous avez une petite dépression, mais vous allez pouvoir constater, une fois guéri, combien c’est magnifique, l’existence. Une vraie extase ! Féerique ! On vadrouille dans des bonheurs. Allons, gesticulez plus que vous allez nous faire chavirer la barque, sale con ! »
Un jour je fonderai une « maison d’angoisse » où seront traités les soi-disant « normaux », qu’on leur dise la vraie vie, une fois pour toutes, à ces acharnés du tout-va-bien !
Je m’entraîne loin du récit, faut me pardonner. Un vrai déconographe. Sitôt que j’à-chevale un dada, hop, v’là que j’éperonne ! Il pique des deux, San-A., comme on dit dans les Trois-Mousquetaires-Qu’étaient-Quatre. Je pique de mes deux, z’enfants ! Une marotte. Le rodéo de la gamberge. J’essaie qu’on comprenne un brin, du temps que je stationne parmi nous. Quand je serai descendu au sous-sol, rayon des arts-déménagés, je m’offrirai des cures de silence. Des infusions d’éternité. En attendant on bavasse, quoi ! C’est de notre vie.
Je vous causais : les trois, à mater nos admirables zézettes, ils deviennent pensifs. Troublés. Or, des militaires et des flics troublés, c’est des êtres en perdition. Eux, ils sont branchés sur les certitudes absolues, de zéro à vingt-quatre heures. Le trouble, c’est leur faille.
S’agit de déguiser cette faille en brèche. Et puis de se tailler par la brèche !
Ce que je peux te leur dégoiser, mes frères ! Véhément comme nul autre. Est-ce la présence de mon sexe offert à toutes les convoitises qui me survolte ? J’inclinerais à le croire. Je leur sors la vérité. Entière ! Car on ne peut déployer une totale éloquence qu’en s’appuyant sur le réel. Notre mission. Les agents israéliens qu’on filait. La preuve qu’ils étaient bien agents ? Le second, Zonthal, qu’ils ont trouvé mortibus dans la courette du ferblantier, comment est-il mort ? Hmm ? Parce qu’il a croqué une ampoule de cyanure. Les gens du commun se baguenaudent peut-être avec du cyanure dans leurs dents creuses ? Non, je vous pose la question ! Autre chose encore. Chez le cousin Bérurier de Bagdad on a retrouvé la lévite de rabbin du Gravos, vrai ou faux ? (je l’ai aperçue sur une table à l’autre bout du burlingue). « Alors, réfléchissez, messieurs ! déclamé-je. Vous êtes des hommes d’une rare intelligence puisque vous avez accédé à de hautes fonctions, n’est-ce pas ? En ce cas, suivez mon raisonnement : « Si cet homme dont vous avez la preuve qu’il n’est pas juif s’est déguisé en rabbin, c’est pour passer inaperçu parmi les Israéliens. S’il voulait passer inaperçu de ces gens, c’est bien qu’il nourrissait contre eux de sombres desseins. Et si nous avions de sombres desseins contre vos ennemis, cela signifie que nous sommes vos amis ! Au nom de la valeureuse nation irakienne qui donne au monde l’extraordinaire exemple d’un renouveau triomphant ne commettez pas une terrible erreur en exécutant des policiers français lancés aux trousses pestilentielles de gredins israéliens. Mieux : n’interrompez pas leur mission. Ce faisant, vous porteriez atteinte à la cause de votre pays ! »
Dites, mes gus, c’est quoi l’hymne irakien ? Ce serait peut-être le moment de l’entonner, non ?
Les trois personnages se retirent à quelques mètres de là pour former le pack. Ils chuchotent. Précaution superfétatoire, vu que nous n’entravons pas leur langue, même lorsqu’elle est amplifiée au point de vous lézarder le tympan.
Le changement qui vient de s’opérer en eux est stupéfiant, comme me disait l’autre jour mon amie Marie Rouana. Ils semblent soucieux.
Lorsqu’ils se rapprochent, une relative aménité atténue la rudesse de leurs physionomies[17].
— La sentence est différée pour supplément d’information, m’annonce le sous-officier supérieur ; donnez-nous vos noms et qualités. Demain, à l’ouverture du bureau de poste, on téléphonera en P.C.V. au ministère des Affaires étranges, à Paris, afin de demander des éclaircissements.
Un zéphyr embaumé sèche ma sueur.
Y’a vraiment des trucs qui font plaisir à entendre.
CHAPITRE VIII
BERU, DIGNE DESCENDANT DE CLOVIS…
Et deux jours plus tard…
Comme on eût écrit dans un film muet !
Deux jours plus tard, immuable, le même trio radine dans notre cellule.
Quelle cellule ! Ce n’est pas un cul-de-basse-fosse, mais un trou du cul de basse-fosse. Pourri, sanieux, obscur, plein de rats et de cancrelats, suintant parce que le Tigre pisse contre les murs de la prison.
Nous clignons de la prunelle, car la lumière électrique du couloir nous arrose les carreaux.
Le général est doux comme un pot de miel.
— Mes amis ! Mes chers frères français ! déclame-t-il en nous ouvrant les bras.
On accepte son accolade, sans grande joie, mais avec soulagement.
— Tout est en ordre, assure-t-il. Excusez-nous de vous avoir obligés de patienter, mais il y avait quarante-deux heures d’attente pour Paris, les circuits de votre capitale étant encombrés. J’ai eu le directeur de water-closet du ministre, lequel m’a passé votre chef suprême ; effectivement celui-ci se porte garant de vous. Il me demande même de vous aider dans l’accomplissement de votre mission, ce que je vais faire avec plaisir. Vous avez été satisfaits du service, oui ? La nourriture était convenable ?
— Y cause de bouffe ? s’inquiète Bérurier qui a appris le mot « cuisine » dans toutes les langues de la galaxie. En ce cas, dis-y que leur ratatouille à la merde, c’était de la merde ! Tellement pimentée que toi t’as pas pu en becqueter une particelle, et que moi qu’ai clappé les deux porcifs j’ai à c’t’heure le recteur plus fiévreux que la capsule Apollo quand elle replonge dans la mosphère.
Foin de ces doléances. Le général Akel Gânash (il s’est enfin présenté) me chope familièrement par le bras et m’entraîne dans son bureau.
Cigarette au jasmin, thé à la menthe, loukoum, le style a changé.
— Mon cher mister commissaire, déclare Gânash, en plein accord avec vos services, je vais donc vous donner les moyens de vous rendre dans cette chiennerie d’Israël. Vous prendrez cet après-midi le vol Swissair (il crache avec mépris) Téhéran-Zurich qui fait escale ici, puis à Beyrouth où vous débarquerez. Depuis Beyrouth, un bateau vous conduira nuitamment au large des côtes israéliennes. Grâce à un canot pneumatique, vous gagnerez ces dernières clandestinement. Voici quelques dollars. Mon aide de kân, le lieutenant-capitaine de corvée Debônvâhl, va s’occuper de vous toiletter (comme les caniches).
— Je ne sais comment vous remercier, mon général, grafouillé-je. Croyez que je dirai partout combien c’est beau, combien c’est grand, combien c’est généreux, l’Iraq.
— Y raque ? me demande le Gravos en montrant les biftons.
— Yes, Pépère. Dis merci au monsieur.
Docile, mon commensal (sale faut voir comment !) embrasse Akel Gânash sur les deux joues.
— Ce n’est pas fini ! déclare l’officier extrêmement supérieur pour son âge.
— Mon général, vos largesses sont si grandes que…
Il m’interrompt en me tapotant le genou de sa main où scintille une lourde chevalière de cuivre.
— Vous n’irez pas seul en Israël, mister commissaire. Nous allons vous adjoindre notre meilleur agent secret.