— Loin de moi cette pensée ! déclaré-je en remontant la jarretelle rose des yeux jusqu’à ce qu’elle opère sa jonction avec le délicat slip de notre équipière. Une mission est une mission. Dans notre métier le sexe n’existe pas. Homme ou femme, nous ne sommes que des rouages au service des volontés suprêmes.
— Bien, très bien, parfait ! approuve Gânash. J’aime qu’on parle ainsi.
Il dit quelques mots à l’arrivante.
Celle-ci se tourne alors vers moi et me salue militairement.
Je fais de même en me retenant de ne pas lui présenter les armes par-dessus (ou par-dessous) le marché !
Elle n’a pas l’air liante, la gredine ! Son regard de braise se plante en moi comme deux banderilles dans l’encolure d’un toro. Pas la moindre lueur complaisante, voire amicale. Une tigresse, mes bons amis ! Une tigresse teigneuse.
— L’agent PI 3-1416 parle couramment le français, ajoute le général. Voilà qui facilitera vos rapports.
Tu parles !
— Ravi d’apprendre cette bonne nouvelle, dis-je à miss Mahatma. Vous avez appris le français en France ?
— Mazda c’est la lumière ! me répond-elle.
Passablement éberlué par cette singulière réponse, je répète :
— Où avez-vous appris le français ?
— Grandir, c’est Nestlé ! rétorque sèchement la splendide créature.
Du fin fond de mes étonnements, je risque, en anglais cette fois :
— Qui vous a enseigné le français ?
— Personne, me répond-elle avec fierté dans la langue de S.M.E. II[21] en redressant la tête comme une pouliche dont la photo-finish vient de consacrer la victoire. Je l’ai appris toute seule.
— La méthode Assimil, miss Mahatma Hâari ?
— Non, dans un numéro du magazine Paris Match que j’ai trouvé à l’aéroport. Je l’ai lu jusqu’à ce que je le retienne entièrement. Et elle ajoute, en pur français, pour échantillonner ses dires :
— Le broyeur Watmotor rend possible partout l’installation d’un W.C. Il suffit d’avoir l’eau courante.
Le général interrompt cet échange linguistique.
— Il est l’heure de votre avion. Partez pour le pays des chiens galeux ! Mes vœux vous accompagnent.
J’essaie de bavarder avec notre collaboratrice, mais elle ne répond pratiquement pas. Des monosyllabes, et encore ! Un brin farouche, la reine des services secrets ! On a dû lui faire subir une éducation de choc !
Je me suis, d’autor, installé à son côté dans le zinc. Elle a mis sa ceinture et ne m’a plus regardé.
Pour ma part, je n’arrive pas à détacher mon regard de ses jambes extraordinaires. Mes yeux sont deux ventouses plaquées sur des cuisses sublimes.
Le voyage Bagdad-Beyrouth me paraît court.
À l’aéroport, nous sommes attendus. Un type fondant se tient à la sortie, près du bureau de police (le général nous a fourni de faux passeports[22]). L’homme en question porte un pantalon de lin blanc, tout froissé et maculé de taches ; une chemise déboutonnée jusqu’au pubis et il tient une serviette de cuir sous le bras. On dirait une grosse pédale. Il a des seins de femme, un dargif de crémière, une voix fluette, un sourire effarouché, de longs cils de biche, et des yeux humides comme une jouvencelle regardant chanter Johnny Hallyday.
En nous apercevant, il se précipite. Il fait une bise fougueuse à Mahatma.
— Ma jolie chérie ! glousse-t-il. Quelle joie de te revoir ! Mon Dieu ! les beaux garçons qui t’accompagnent[23] !
J’ai droit à un sourire capricieux. Mais c’est Béru qui hérite du ticket princier. Un petit bout de langue rose se promène entre les lèvres charnues de notre accueilleur. M’est avis que, la nuit, il doit se déguiser en gonzesse et draguer dans les rues chaudes de la ville (en anglais : the town).
— Voici Fouad, notre correspondant libanais, jette brièvement, PI 3-1416.
— Permettez ! s’empresse le trémousseur en sortant de la poche supérieure de sa chemise une carte de visite ; ça peut toujours vous servir.
Je jette un œil sur le bristol très chargé et lis avant de l’empocher :
Fouad Voalanglès
Espionnage-Contre-espionnage-Documents en tout genre. Correspondant officiel des Services secrets : soviétiques, américains, britanniques, français, allemands, syriens, palestiniens, irakiens, égyptiens, suisses, israéliens, italiens, algériens, yougoslaves.
Agent exclusif pour la Chine populaire, le Brésil, l’Angola portugais et la Suède. Diplômé de l’I.S. Médaille de bronze du Deuxième Bureau. Premier accessit du Guépéou. Adresse privée : Poste Restante, Bureau Central-Beyrouth.
— Venez vite, mes chéris, tout est prêt, annonce notre aimable mentor. Vous me tombez dessus en pleine saison et hélas mon temps est limité. Avant ce soir j’ai encore deux espions israéliens à faire passer en Syrie et un technicien en fusée américain pour l’Égypte ! Je deviens chèvre ! Surtout que je suis toute seule. Autrefois je travaillais en collaboration avec ma sœur, mais notre département stupéfiants s’est tellement développé, à cause de tous ces hippies, que nous avons été obligés de scinder l’affaire en deux.
Tout en tortillant du prose, la folle guêpe nous conduit à sa voiture, une superbe américaine décapotable et décapotée, de couleur rose pastel.
Elle se place au volant après avoir tenu la portière à Bérurier. Mahatma et moi nous nous installons à l’arrière. Il fait un temps fabuleux et Beyrouth-la-belle étincelle à l’horizon. Nous roulons sur des routes magnifiques dont le revêtement brille au soleil comme la carapace d’un scarabée. Au loin se dressent des immeubles neufs, dans les tons ocrés. Le ciel est d’un bleu de carte postale. Je me dis qu’il ferait bon marquer une étape dans ce délicieux pays en compagnie de notre gente agente, mais hélas le temps nous presse. En v’là un qu’est toujours à houspiller l’homme. On cavalcade comme des perdus, pour finir vous savez où et comment ? Bon, j’insiste pas, le temps est trop beau.
— Voici le programme, mes choux : nous embarquons sur mon canot de plaisance et nous gagnons le large comme pour faire du ski nautique. À quelques milles en mer, une rafiote chypriote vous prend à son bord et vous emmène à proximité des côtes israéliennes (pfou, les vilaines !). Il fera grand nuit lorsque vous y parviendrez. Un canot pneumatique sera alors mis à votre disposition et vous pourrez débarquer comme des petites folles sur le rivage. Astucieux, non ?
— Mes compliments, lui dis-je. Votre organisation m’a l’air parfaite.
— Sérieuse ! égosille la frivole. Terriblement sérieuse ! C’est ce qui a toujours fait la réputation de notre maison. Père, qui a fondé l’agence secrète au temps de l’occupation française (les fripons !) nous a inculqué les grands principes.
Béru semblait jusque-là flotter dans des maussaderies. Il intervient brusquement, d’un ton orageux :
— À propos d’inculquer, mon pote, est-ce qu’y a le changement de vitesse automatique, sur ta charrette à boudins ?
— Mais oui, naturellement, s’étonne l’autre, pourquoi ?
Sa Majesté lui tartine une beigne en plein museau qui fait dangereusement louvoyer la voiture.
— À cause de la manière que tu me taquines le genou av’c la main. Au début j’me gaffais de rien, tout à mes réflexions, je croyais que t’avais la vitesse au plancher. Et pis je m’avise de mon erreur. Faudrait pas qu’ait maldonne, parce que moi, en matière de fesses, j’ai mes têtes. Et je te préviens qu’elles sont toutes féminines. Les petits goulus du plantoir, je les déguise en grand t’invalide de guerre. Alors tu te la tiens pour dite, vu ?
22
Je dis ça pour ces cons de cartésiens qui pinaillent sur tout. Mais si c’était que de moi, comment que je vous enverrais quimper avec la bonne logique ! Dans ces cas-là, la logique c’est du temps perdu !