La vedette rapide (elle est française) arrive à notre hauteur et nous contourne. Le canot pneumatique danse comme : soit un fétu de paille, soit une coquille de noix (je me cantonne dans le classicisme de la métaphore pour ne pas trop vous dépayser) dans les remous soulevés par les hélices de la vedette. Un projecteur nous aveugle par intermittence. Dans les périodes où son faisceau nous épargne, je regarde les arrivants. Ils sont au nombre de trois. Le pilote, un mitrailleur et un zig muni d’un rouleau de corde. Tous trois sont en uniforme.
— Ohé, les gars ! apostrophe Béru. Vous arrivez à pic pour nous rancarder, vu que ça fait un sacré nom d’Dieu de moment qu’on s’est paumés. Montreux, c’t’encore loin ?
L’homme au rouleau de corde (pardon : de cordage, puisqu’on est sur l’eau) comprend le français et il exclame avec un accent qui me rappelle un fourreur de la rue de Provence chez qui j’ai acheté le manteau d’astrakan à Félicie.
— Qu’est-ce que le vous dire ?
Sans marquer d’impatience, le Gros reprend :
— Je vous demande pour Montreux ! On est allé faire une balade à Évian, hier matin, mais la tempête s’est levée et depuis dès lors on marche au pifomètre pour rejoindre Montreux où qu’on pioge[24].
— Vous vous le fichez de moi ! hurle l’officier ! Montez !
Je présume que c’est un officier, à la manière dont il gueule.
D’une main adroite, bien qu’il se soit servi de la gauche, il nous met le grappin dessus.
Il semblerait que Bérurier ait usé d’un subterfuge un peu trop grossier, non ? Résigné, je fixe le cordage à notre frêle esquif, comme écrit si joliment la marquise de Sévigné dans son traité à propos de la navigation sur le grand bassin de Versailles, et j’aide le Mastar à se hisser dans la vedette.
Il continue son numéro de super-crétin.
— Salut, la marine ! lance le Fabuleux. J’eusse jamais cru que le lac dénient soye aussi grand. Ma douleur, on a des wonder dans les paluches, à force de ramer !
— Qu’est-ce que l’est de ces imbécillités ! tonne le trois-quartiers-maître (ce qui fait presque un entier). Vous êtes des espions arabes débarqués clandestinement par ce damné forban de capitaine Tahundsépolos !
— Permettez ! Permettez ! proteste Béru. Je ne vous permets pas d’instituer des choses ! Je suis citoillien suisse ! Élevé au lait Nestlé. Mon père est suisse helvétique, mon grand-père était zouave pontifiant au Vatican, mon arrière-grand-père était déjà suisse de père en fils ; ma mère, ma femme, ma montre sont suisses ! Jusqu’à mon passeport qui l’est aussi, si vous voudrez bien jeter un œil.
L’officier saisit le document bidon et se penche pour l’examiner dans la lumière rasante du projo.
— Je le les connaître, les passeports suisses de Fouad Voalanglès, ricane le zig de la police flottante, que y’a encore de le la pomme de terre après les tampons[25] !
— Vous pincez sans rire, mon amiral ! module le Gladiateur. Gaffez-vous de l’article j’sais plus combien t’est-ce qui punit la non-protection à personne en danger. J’vous le casse à nouveau : depuis hier matin on dérive sur notre capote anglaise. J’aimerais savoir quelle est la terre dont on aperçoit par là-bas ?
— Israël ! aboie le zig.
Béru marque un temps de silence qu’il espère faire prendre pour un signe d’abasourdissement.
— Israël ! répète-t-il. Vous voulez dire la vraie ? Celle qu’est en Palestine ? Avec Mathusalem la capitale ou Tel-Avoche, j’sais plus ? Le mur des augmentations ? Mâme Golde-Amer ? L’amoché d’ail-âne ? Je rêve ou dors-je ? Mais c’t’insensé. Vous entendez vous autres ? nous jette-t-il par-dessus bord. V’là qu’on a dérivé jusqu’à Israël. Je me disais, aussi… Je vois ce qu’a dû se produire, mon vice-contre-amiral : dans le brouillard, on a enquillé le Rhône, recta. Donc, la ville qu’on a aperçue dans la brumasse et qu’on a prise pour Berne, c’était Lyon ! Et celle qu’on disait : « V’là sûrement Lucerne, c’était Marseille ! Merde ! Et qu’après, on s’est cru au mitan du lac, comme des truffes ! On ramait en mes dix terres année, pauvre de nous ! Enfin l’essentiel c’est de ne pas s’être noyé, hein ? Vous allez prendre l’obligeance de nous tirer jusqu’à bon port. V’s’avez pas un horaire des chemins de fer, qu’on susse à quelle heure y’a des trains pour Montreux ?
La mine de son interlocuteur doit lui paralyser les muscles faciaux car il cesse mollement de parler, comme un moteur de ronronner lorsque le carburant s’épuise.
— Vous ze l’embarquez tous ! dit l’officier. Je vous le arrête pour espionnage et vous le serez fusillés !
Force nous est de nous exécuter avant qu’on nous exécute, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire aussi naguère que précédemment et en maintes occasions.
La délicieuse Mahatma d’abord, bibi ensuite, nous allons rejoindre le Gros. Le chevalier à la triste bouille, il est devenu, Pépère.
— On tombe de charivari en syllabe ! me souffle-t-il. Jamais vu un bigntz pareil. Depuis le début la pendule se détraque, c’est Fatalitas et consorts.
L’hostilité de nos trois appréhendeurs est tellement éloquente qu’elle n’a pas plus besoin de sous-titres qu’un film de Charlot.
— Je le veux que vous levez le bras ! ordonne l’officier, un petit sec, noir, au nez pincé.
On obtempère sans grand enthousiasme.
Alors il se met à nous fouiller. Il a la technique. Il commence par les épaules, les poches internes (selon Béru), à la ceinture il marque un temps plus prolongé, car il sait que l’homme s’arme de préférence le tour du bide. Ensuite il descend, descend…
Vous ai-je précisé qu’il a commencé sa farfouillette par le Gros ? Dois-je vous rappeler que mon vaillant camarade est un grand nerveux, malgré son lard enveloppant ? Douterez-vous de ma parole d’homme si je vous annonce que cette exploration minutieuse lui porte la rogne au point de rupture ? Serez-vous déconcerté quand je vous aurai expliqué qu’il réagit violemment.
Le commandant de la vedette est accroupi pour lui zibuler le bas du futal pour si, des fois le Gros planquerait une mitraillette dans son revers. Pour lors, notre pépère qu’est soucieux, se rappelant les joyeuses parties de fote-bâle de sa jeunesse, allonge un shoot précis entre les jambes de cet incrédule. On lui entend éclater une burne, au malheureux ! Faouff ! Cette décompression ! Il tombe évanoui sous l’impact ? Le Mammouth ne perd pas un millimètre de seconde ! À peine son panard gauche a-t-il accompli son œuvre découillantrice, que son poing droit atterrit sur le menton du mitrailleur.
Celui-ci bascule par-dessus bord en lâchant une salve qui perfore le fond de l’embarcation. Tout se gâte. La flotte glougloute. Béru a déjà soulevé le pilote de son siège et l’a envoyé rejoindre son petit camarade dans la baille.
— Tu sais piloter ces barlus ? demande-t-il.
Il connaît ma réponse, mais sa question est plutôt une invite.
Déjà j’emballe le moteur lorsque Alexandre-Benoît s’écrie :
— Un instant, Gars, j’ai encore de l’ouvrage à faire sur place !
Il se saisit du desticulé et le flanque à la mer.
— Faut qu’y rejoinsse ses potes, explique-t-il.
Ensuite de quoi, il tranche la corde retenant notre esquif de naguère à la vedette d’à présent.
— Sont pas malheureux avec ce barlu de secours. Combien de marins, combien de capitaines qui sont partis joyeux pour des courses lointaines eussent souhaité l’avoir !
La fin de sa phrase (mais les phrases de Béru ont-elles jamais une fin ?) se perd dans le vrombissement hargneux du moteur. Plein gaz, sur la côte, mes amis !