On devine une organisation de premier ordre. Une technicité à citer ! Une adaptation aux circonstances qui forcent ces dernières à s’aligner sur la conjoncture. Bref : du grand art !
J’aborde une accorte servante de ferme occupée à graisser une mitrailleuse jumelée (elle est née sous le signe des Gémeaux) et lui demande où se trouve le chef du kibboutz.
— Sur l’aire de départ des artillos-tracteurs de campagne, me renseigne-t-elle. Il lance ses effectifs aux semailles.
Elle a ponctué son renseignement d’un geste hugolien qui, déjà, me fait évoquer la moisson future. Je la remercie et, abandonnant mon lourd véhicule, me dirige, toujours flanqué de mes compagnons, dans la direction indiquée. On contourne les bâtiments et on parvient sur une esplanade à peine plus grande que celle du Champ-de-Mars où des véhicules processionnaires (tous munis de chenilles) sont rangés comme pour la parade devant une estrade pourvue de micros.
À l’instant que nous l’atteignons, un grand type chauve se hisse à la tribune et lève les deux bras, non pour composer le « V » du mot victoire[30] mais le « I » majuscule de Israël.
— Oui ! Oui ! Oui ! hurlent en : allemand, hébreu, yiddish, anglais, polonais, lituanien, slovène, hongrois, et dactylophasien les assistants, au garde-à-vous devant leurs semeuses-lance-torpilles.
L’homme chauve promène un regard bienveillant sur les militerres.
— Cultivateurs ! harangue-t-il, la nation a les yeux fixés sur vous !
— Et les fedayin, donc ! grommelle un bougon.
Son adjuculteur qui l’a entendu le tanne vertement, comme on dit dans l’Emmanuelle.
— Skatologick ! aboie-t-il, si vous réchappez aux semailles vous me copierez vingt pages de Talmud !
Cet incident n’a pas altéré la faconde de l’harangueur.
— Vous partez pour une mission terriblement délicate, poursuit le chauve. Au péril de vos vies vous allez féconder le sol sacré de la nation sous le feu ennemi. La horde jordanienne et l’essaim syrien vous guettent ! N’en ayez cure ! Semez ! Et semez bien. Songez que la graine de blackeinschproft coûte deux livres le kilo. Toute déperdition de semence nous obligerait à dévaluer encore le poids de notre quintal qui est déjà fixé à quatre-vingt-deux kilos. Et ce serait grave car, vous le savez, seul le quintal arménien est inférieur au nôtre, lequel est talonné par le quintal grec. Allons, enfants de l’apatride, le jour de gloire est tarifé[31]. Vos borgnasifs sont prêts ?
— Oui ! clament les braves.
— Parfait, alors, à mon commandement… Borgnasifs… sifs !
Quelle envolée ! D’un même geste précis, les con-semeur-battants s’affublent d’une coquille noire sur l’œil, style Moshe Dayan.
— Pourquoi ce cache-lampion ? demandé-je à voix basse au râleur de tout à l’heure.
Il hausse les épaules.
— Obligatoirement ! Le haut état-major agricole pense que ce machin effraie l’adversaire, alors qu’au contraire il lui sert de cible.
— Ça ne vous gêne pas pour travailler ?
— Non, car il est percé. Mais ça tient chaud.
Il n’a pas le temps d’en révéler davantage, déjà sa colonne s’ébranle.
Nous attendons que les courageux semeurs aient changé d’aire avant d’affronter le grand patron. Je le fais comme il descend de son estrade.
— Je vous demande pardon, mon chef de kibboutz, l’abordé-je, pourrais-je vous entretenir un instant ?
Il me vaporise d’un regard malcommode.
— Parlez de suite ! déclare-t-il, et soyez bref car le temps est précieux.
— Justement, je voudrais vous faire un prix à propos du nôtre, assuré-je en traçant un signe cabalistique sur nos personnes. Nous cherchons du travail.
— D’où venez-vous ?
— D’Europe.
Il fait la grimace.
— Ça commence mal, tous des ramollis, les Européens. Que savez-vous faire ?
— Tout ! Plus ou moins bien…
Il désigne PI 3-1416.
— Elle n’est pas européenne, elle ?
— Si : turque.
Sa moue n’est pas engageante. Visiblement notre proposition ne lui dit rien qui vaille. J’en tremble d’énervement. En ce moment on joue la montre, les gars ! Notre arrestation n’est qu’une question de minutes. Il faut coûte que coûte que nous soyons contactés par l’agent secret du camp, le pote à notre copain Horry Zonthal, car c’est la seule chance que nous ayons de nous en tirer.
— Je vous en prie, chef, murmuré-je, ne découragez pas les vocations. Donnez-nous n’importe quel travail et vous nous paierez le prix que vous voudrez.
Il a un mouvement de tête agacé.
— Ils disent ça au début, et ensuite ils vous brandissent le S.M.I.C. sous le nez. Très bien, je vous offre un travail facile, un peu exposé peut-être, mais très facile.
Mon cœur six radis.
— Merci, chef ! Que faudra-t-il faire ?
— Rien !
— Comment ça, rien ?
— Vous serez versés dans la section épouvantails, déclare le bif chief. Les semailles achevées, on vous dispersera dans les terres et vous serez attachés à des piquets plantés en croix. Vous n’aurez qu’à remuer un peu pour faire peur aux oiseaux. Donc, vous le voyez : activité réduite. Le seul inconvénient est que les « feds » s’exercent au tir sur les épouvantails pendant les périodes d’accalmie. Ce sont en réalité leurs salves qui chassent les oiseaux. Alors, ça marche ?
— Je… eh bien… c’est-à-dire…
— Ça marche où ça ne marche pas ? hurle l’irascible.
— Comment donc, mon commandant ! Voilà une tâche qui nous familiarisera avec le paysage.
— Et qui vous laissera du temps pour réfléchir. On vous plante à la nuit et on vous récupère à la nuit. Allez de ma part trouver le chef du personnel, bâtiment 14, entre le dépôt de munitions et la laiterie. Il vous fera signer votre engagement. Rompez !
Là-dessus, il nous quitte sans cérémonie.
— On est engagés ? demande Béru qui n’a pu suivre notre converse.
— Au poil, un vrai boulot de convalescent, Gros : épouvantails ! Toi qu’avais déjà des dons…
Mahatma explose car, étant polyglotte, elle est au parfum.
— Non, mais vous ne vous imaginez pas que je vais aller m’exposer aux balles de mes amis ! égosille-t-elle.
— Ma chère, j’y rétorque, dans le métier d’agente secrète il convient de ne pas faire la fine bouche. Après la guerre en dentelles, la guerre en haillons. Certes vous êtes trop belle pour faire un épouvantail et une morte, mais vos dons reconnus vous permettront sûrement d’interpréter avec brio ces rôles de composition et de décomposition.
Sa réponse se perd dans un vacarme d’armes automatiques. Un vrai petit Verdun ! Ça crépite sec dans la campagne. Les semailles commencent !
Le chef du personnel est un grand type brun, qui louche derrière d’énormes hublots prélevés sans doute sur un bathyscaphe désaffecté. Il est aussi sympathique qu’une grève des éboueurs en été. Avec ce qui lui choit sur les épaules comme pellicules, vous pourriez tourner un remake de Ben Hur et le mec économe qui aurait l’idée de racler avec un couteau le col de sa chemise kaki serait assuré de pouvoir cirer ses bottes de chasse pendant quatre ans. Il se rase à l’eczéma, Césarin. Il en a de grandes plaques sur la frime, qui ne laissent végéter à son menton que de tristes îlots de barbe. Des points de desquamation, dirait le docteur Chaudelance.
30
Ce geste a été inventé, prétend-on, par feu Winston Churchill au cours de la dernière guerre mondiale, rien de plus faux. Le Premier anglais (qui n’était pas le dernier des imbéciles puisqu’à l’époque le roi George VI vivait encore) entendait seulement faire le salut scout. Mais l’usage du cigare avait à la longue écarté son médius de son index (ou vice versa) si bien que cette infirmité en provenance de La Havane fut interprétée par le monde entier comme un défi du vieux lion (de Bedford). Signalons à nos jeunes lecteurs que sir W.C. n’a pas fait que de la politique. Ç’a été également un très mauvais peintre. À mon sens, l’événement le plus marquant de sa longue carrière, c’est son enterrement dont il assura lui-même la mise en scène, et M. Léon Zitrone le reportage.
31
Cui-là, j’suis sûr de l’avoir fait dans un précédent bouquin, mais comme il n’est pas de moi, ça n’a aucune importance car si j’essaie tant mal que bien de me renouveler, j’sus pas tenu de renouveler les autres !