Cet aimable garçon nous écrase le coup et, mieux encore, fait stopper un zinc d’Air-France qui s’apprêtait à décoller pour Paris. On s’y précipite. Tout en fonçant vers l’appareil, je prie mon homologue d’appeler le Vieux de ma part pour l’affranchir que les copains du Shin Beth s’apprêtent à dessouder Qui-il-sait aujourd’hui même à Saint-Nom-la-Bretèche.
Voyage sans incident. Escales à Athènes, à Rome… Midi sonne au clocher d’Orly lorsque nous déboulons du « Château d’Yquem » (c’est le nom de notre Boinge).
— C’est beau la France, hein ? fais-je à Pépère, mal réveillé.
Il se frotte les châsses, regarde l’immense piste qui s’étend à perte de vue devant nous et soupire :
— Un peu plat, un peu nu. Faudrait y planter une forêt de peupliers.
Vingt minutes plus tard, un taxi expérimenté nous dépose devant le perron de la Grande Cabane.
C’est chouette de retrouver son odeur administrative. Les agents qui se branlent les cloches en se racontant une vie de famille que le public leur soupçonne pas, ne leur soupçonnerait jamais ! Les couloirs faussement moroses. Les collègues avec des paperasses sous le bras. Les « clients » menottés qui semblent errer vers leur destin merdeux.
On serre des louches. On dit distraitement des « Ça va, merci et toi ? » On retrouve des taches aux murs, des papiers jaunis épinglés sur des tableaux de service… Sans escale on grimpe au bureau du Vioque. Le planton, un gros zig ronchon que je ne connais pas pose son Paris-Jour à regret pour nous annoncer.
— Si vous voudrez bien entrer…
Tu parles qu’on veut bien ! Depuis vingt-quatre plombes je ne pense qu’à cette minute. On franchit la lourde matelassée de cuir noir, râpé comme une banquette de notaire. On pénètre dans le sanctuaire, barbus, cradingues, les fringues chiffonnées comme vous pouvez pas croire, mes jolies.
Deux clodos.
Je fais un pas, un seul et m’arrête, sidéré.
Ce n’est pas le Vieux qui est assis derrière le bureau ; mais un personnage plus jeune, plus grave, avec une figure pincée et blême, de grosses lunettes cerclées d’écaille, des cheveux grisonnants coiffés à plat. Il porte un complet noir où flamboie la rosette. Je le connais de vue. Une huile ! D’un autre secteur de la rousse. Ce qu’il fout là, dans le fauteuil du Big Dabe, j’ai peur de l’apprendre. Y’aurait pas eu mutation pendant notre absence, d’aventure ? Changement de dirlo ! Ah non, pas de ça, Lisette ! Dans l’existence, y’a rien de plus pénible que de changer de chef, tous les divorcés remariés vous le diront. Faut se refaire toute une psychologie, toute une morale. Se reconvertir, quoi ! Changer de dieu, ça freine l’expansion de la foi. On se prend les panards dans de nouveaux rites. On a des bull-dogmes inconnus à apprivoiser. À cette perspective, des idées renonceuses me poignent. L’envie d’envoyer quimper le turbin, de m’orienter sur l’industrie, l’Import-export ou le Journalisme.
L’autre sinistre ne se lève pas comme faisait Pépère, habituellement, pour venir à nous, radieux ou courroucé, mais chaud et tendre derrière son calme apparent. Il nous regarde comme un client grincheux, au restaurant, regarde tomber la morve du garçon enrhumé dans son velouté aux pointes d’asperges.
— Commissaire San-Antonio et inspecteur principal Bérurier ? dit-il d’une voix qui pourrait appartenir : à une jeune fille pubère, à un curé de paroisse opulente, à un eunuque frileux, à un pédéraste de naissance, à un membre sénile du jockey-club ou à un professeur d’harmonium.
On s’avance. Il nous considère en fronçant le nez pour nous signifier nos fumets.
— On m’a téléphoné de Beyrouth en votre nom, déclare-t-il, du diable si j’ai compris quoi que ce soit à ce que m’a dit votre correspondant.
Il ne nous tend pas la main. Au contraire, il planque sa pogne sous le burlingue, comme le font : les Américains pour manger, les écoliers pour se masturber, les bandits siciliens pour ouvrir leur couteau et les manchots pour dissimuler leur infirmité.
— Excusez notre tenue, monsieur le… heu… Nous rentrons de mission. Seriez-vous le nouveau directeur par hasard ? bredouillé-je.
— Je ne le suis pas par hasard, mais par intérim, grince ce pet foireux. Votre directeur en titre a pris quelques jours de repos.
Mon soulagement doit exploser sur ma figure comme une bouteille de C4 H10 dans une chaudière de steamer. Ma joie fait peine à voir. Le vis-à-vis prend une expression calamiteuse.
— J’attends vos explications, dit-il.
L’aigreur personnifiée. Du vinaigre à l’état pur ! Un jus de citron, ce mec !
— L’affaire Von Chichmann, fais-je.
Il hoche la tête.
— Je ne suis pas au courant.
Son ton prend des inflexions corrosives. Il retire sa main de sous le burlingue pour tapoter une pile de dossiers.
— Voici les affaires en cours. Aucun dossier ne mentionne Von Chichmann ni ne fait la moindre allusion à l’enquête dont vous fûtes chargés.
Troublant, cela. Il est pourtant si méticuleux, le Tondu. Si « service-service » !
— Ne pourrait-on pas téléphoner au patron ? hasardé-je.
— Si c’est monsieur le directeur en titre que vous appelez ainsi, je puis vous affirmer que son téléphone ne répond pas, déclare le vilain. Je suppose qu’il a dû prendre des vacances à la campagne… Toujours est-il que nous sommes absolument coupés de lui, ce qui est fort désagréable. Cela dit, peut-être serait-il bon que vous me racontassiez votre petite histoire, non ?
Ma petite histoire !
Tu manques canner cent fois ! Tu te fais martyriser la viande ! T’accomplis des prouesses que même toi t’as peine à y croire ! On te bafoue ! On te tire dessus ! On t’invective ! On regarde ton sexe ! On te vilipende ! Et ça donne une « petite histoire » qu’il faut bonnir rapidos, entre deux portes, à une tête à claque dont la mine foutrait la couperose à un cierge de crypte !
Mais la servitude et la grandeur policière exigent que j’en réfère au chef remplaçant.
Je le fais donc très vite, sans excitation, sur le ton banal réservé aux rapports désinvertébrés.
Lorsque j’ai terminé, le suppléant hausse les épaules.
— Votre… « patron », comme vous dites, appréciera lorsqu’il rentrera. Du moment qu’il ne m’a laissé aucune instruction à ce sujet, je n’ai pas à m’en préoccuper.
Ah ! la carne ! Comment qu’il joue au jeu de volant avec la sueur des poulets d’élite !
— Mais voyons, objecté-je, d’après ce que nous avons appris, ce Von Chichmann va être exécuté aujourd’hui même par le Shin-Beth.
— Qu’y puis-je ?
Le Mastar qui, jusqu’alors, s’est cantonné dans un rôle de sous-fifre silencieux, ronchonne :
— Vous puisez envoyer un préservatif à Saint-Nom manière de lorgner si la béchamel tourne pas ! Une équipe de gars futés qui se planqueraient dare-dare dans le patelin pour ouvrir l’œil. Faut se manier le rond, car il est p’t’être déjà effacé, le Chichmann.
J’ai l’impression que notre interlocuteur va voler en éclats (et que ce ne seront pas des éclats de rire).