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— Pensez-vous, baron ! V’là un grand champ de céréaux tout là-bas, on va faire coucouche-panier dedans. Excuse-moi de vous fout’ la récolte en l’air, Ben Couscous, j’ai idée que votre balance des esportations va donner de la bande. Notez que vous pourrez y planter du manioc, paraît que ça vient bien sur brûlis.

Puis, très commandant de bord, il déclare d’une voix unie, belle et grave, aux passagers dont la plupart ont perdu connaissance :

— Méhames, messieurs, c’est ici que les astreignants s’astreignirent. Cramponnez-vous au manche du pinceau, je retire l’échelle.

— Je coupe les gaz ! avertit le passager coopératif.

— Coupez, mon seigneur, coupez, vous êtes les rois du sécateur ! déclare aimablement le pilote hors ligne.

Ça s’opère avec une brutalité inouïe ! D’instinct j’ai fermé les yeux ! Chétif moyen de protection, j’en conviens. La vitesse trop vite jugulée nous déguise en fer à repasser. Ce pet, madoué ! Une éventration du monstre ! Un pouaffff monumental ! J’ai l’impression de partir en volée de confetti. Malgré moi mes paupières se sont soulevées. Bon gré, mal gré, je VOIS ! C’est confus, fulgurant, apocalyptique, écrirait mon regretté confrère Victor Hugo qui avait du cataclysme plein ses poches d’airain. Une gerbe de feu ! Des tôles qui se gondolent ! Une aile qui se fait (non pas la paire puisqu’elle était couplée) mais une fugue. La carlingue se renfrogne sous mes yeux ! Elle plisse comme un com. Y’a de l’hurlerie, du fracas, du titanesque autour et alentour. On continue de foncer. On fait une pirouette, puis deux. La seconde aile récupère à son tour son autonomie pleine et entière. On file à travers les récoltes comme un savon sur une planche inclinée. Heureusement que les réservoirs étaient presque vides. On n’a pas explosé ! Bravo Bérurier ! L’avion poursuit toujours sa course folle sur le sol dévasté. Les camions tout-terrain qui survenaient des azimuts se concentrent sur nous. Une vraie meute ! Ils nous cernent. Nous escortent de part et d’autre, à présent qu’on est devenus terriens. J’aperçois des militaires habillés en soldats qui gesticulent, penchés hors de leurs véhicules biliaires[4]. Ils doivent nous glapir des insultes, déjà ! Ils nous en veulent qu’on soit encore vivants ! Nous traitent de miraculés de frais ! Lourdes, chez eux ? Non, jamais ! La main de Fatima ? Dans la culotte d’un zouave pontifical ! J’ai le temps de voir flamboyer la haine sur leurs visages basanés. « Juste ciel, me dis-je in petto, combien de temps encore allons-nous continuer de foncer à travers cet immense champ ? Est-il donc sans limites, le bougre ? »

Hélas si ! Oh, que si ! Soudain (pour ne pas dire tout à coup), ma peau se glace, mon sang se caramélise malgré que je n’aie pas de diabète. L’horreur succède à l’horreur comme le jour à la nuit. Mes cheveux se dressent. Saint Trahabi priez for us ! Que se passe-t-il ? me demanderez-vous, fouinards comme je vous sais.

Une chose horrible, mes biquets. Le champ où qu’on vient de s’affaler couronne un haut plateau dont nous allons atteindre l’extrémité. Après c’est le gouffre vertigineux. Une cascade de caillasse qui dévale jusqu’à un fleuve fangeux.

Vous parlez d’une pétoche noire ! Juste comme on venait de toucher un miracle pur fruit, voilà qu’on tombe sur une complication fétide. Cette fois, ce sera sans rémission. Pas besoin de sortir de Normale-Stup, comme disait Malraux, pour comprendre que notre reliquat d’avion supportera mal cette dégringolade aux enfers. On continue l’irrésistible glissade vers la falaise. La carlingue se trémousse comme un gros reptile tronçonné. Le vide approche ! Approche ! Ap… Ça y est, on le surplombe ! On va basculer. Non ! Notre coucou ne s’engage qu’à demi au-dessus du gouffre. À bout de course il s’immobilise avant de perdre l’équilibre. Depuis mon siège, comme d’un balcon, je surplombe une vallée aride mal irriguée par le cours d’eau couleur de café au lait très teinté. Sous moi c’est le chaos, les éboulis de roches brunes. La lune, quoi ! Le soleil fait scintiller des parcelles de quartz. Je devine que ça doit cramer ferme à l’extérieur. Chose poilante, la horde de camions bourrés de mecs vociférants continue de déferler. Trop occupés à nous agonir, les militaires n’ont pas fait gaffe à la falaise et, entraînés par leur ruée sauvage, les premiers éléments du convoi choient dans le précipice. C’est une vraie féerie médranesque. Les camions font un bond terrible. Leurs passagers paraissent s’envoler. On voit tournoyer des zigotos avec leur fusil. Les véhicules éclatent, se dispersent dans des gerbes de flammes et pierrailles. De toute beauté !

Enfin les secondes vagues parviennent à freiner à temps. Y’a du télescopage. Des insultes ! Ça égosille en arabe survolté. Les percutés se collettent avec les percutants. Les sous-officiers giflent les soldats, et les officiers supérieurs bottent le train des sous-officiers. Une vraie séance ! Et puis le calme revient car l’avion monopolise l’intérêt général.

— Méhames, messieurs, déclare l’organe béruréen, nous venons d’atterrir j’sais pas où, avec des tas d’encombres, mais si vous voudrez bien recenser vos abattis, vous vous apercevrez que, grâce au commandant Bérurheim, les morceaux sont entiers. Nous espérons que ce voyage à bord du Judas Hisse Carotte vous a plu et qu’on vous reverra bientôt sur les lignes d’Hélas.

Personne ne l’écoute. Ils ont qu’un souci, les rescapés : fuir cette carcasse de DC8 au plus vite ! Les moins morts que vifs se ruent pour déboulonner la porte. Une bouffée de chaleur ardente balaie l’intérieur du zinc.

— Stop ! hurlent des voix peu amènes.

Je me penche pour mater à l’extérieur. Je vois une automitrailleuse en batterie. M’est avis, les amis, qu’on n’a pas atteint l’extrémité de notre calvaire ! Mohamed et ses archers sortent en roulant les mécaniques. Ils sont un peu verdâtres, mais le sentiment de la victoire les dope. Dehors, les militaires les plus galonnés les congratulent et les décorent séance tenante.

— Qu’est-ce tu dis de ça ? me demande Béru, radieux, en réapparaissant en compagnie de son conseiller technique.

— Dix sur dix, Mec. T’aurais dû te faire pilote d’essai.

Pendant qu’il me débarrasse de mes liens, je continue d’observer les faits et gestes des militaires au-dehors.

Un gros camion frigorifique est en train de manœuvrer de manière à se placer perpendiculairement à la sortie arrière de l’avion, la seule praticable, la sortie antérieure surplombant le gouffre. Un panneau se soulève, un autre s’abaisse, nous permettant de découvrir l’intérieur de l’énorme véhicule. Le spectacle qui nous est dévoilé est ahurissant. Dans le fond du camion réfrigéré se trouve une table où sont assis trois personnages à mine rébarbative. À droite, sur un banc, on aperçoit un quatrième type habillé en avocat. Un cinquième est assis à un bureau. Au premier plan se dresse une barre de tribunal.

— Dreck ! lâche l’aide-pilote du Mastar, ce qui en yiddish signifie merde, je ne vous apprends rien. Dreck de dreck, ces schlemiels[5] ne perdent pas de temps !

— De quoi s’agit-il ? m’enquiers-je.

— La cour d’exception ambulante, celle qui ne prononce que des arrêts de mort !

Effectivement, les hommes de troupe déchargent d’autres camions des potences pliantes montées sur trépieds qu’ils dressent en un tournemain.

— Les fameux gibets Trighâno ! balbutie le malheureux. Nous allons être jugés sur place et pendus séance tenante.

Un officier s’approche de la porte et hurle : « À la sentence, tout le monde ! Les hommes et les enfants mâles d’abord ! Approchez ! »

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4

Faites pas attention : ça m’aide !

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5

Schlemiel : connard.