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Une passerelle de bois conduit directement de l’avion en ruine au camion-tribunal. Un premier « inculpé » y est poussé par des soldats grimpés à bord. C’est un petit vieillard à barbiche et lunettes cerclées de fer.

— Nationalité ? lui demande le président du tribunal.

— Israélienne, répond courageusement le malheureux.

— Je propose la peine de mort, déclare le président. Que dit l’avocat !

— Bravo ! fait sobrement l’interpellé.

— Exécution immédiate ! décide alors le tribunal.

On empare le petit vioque et on court le pendre.

Pendant ces procès expéditifs, ça s’est organisé alentour. Des civils radinent. Des marchands de glace et de pistade proposent leur camelote. Une ambiance de liesse populaire se crée. Des mouches bleues se mettent de la partie, attirées illico par les cadavres.

Le tribunal ne chôme pas ! Ces messieurs magistrats dépotent les sentences à une allure vertigineuse. Abasourdis, les malheureux passagers du Judas Iscariote, mal remis de leurs séries de commotions, se laissent ballotter sans comprendre. C’est tout juste si, de temps à autre, l’un d’eux essaie vaguement de regimber.

— Ne me condamnez pas, je ne suis pas israélien mais français ! Français, ami du peuple arabe ! Je ne suis pas même juif. Je m’appelle Dupont et je tiens une boucherie cachère rue du Roi-de-Sicile ! Demandez à ma femme qui est ici. Hein, Ruth, qu’on n’est pas juifs ?

— Non, Jacob ! répond une pauvre femme.

Insoutenable ! Moi, vous me connaissez ! J’occupe une position similaire à celle du nombril, les gars : au-dessus des parties ! San-A., vous lui trouverez jamais le blase sur aucune liste politicarde.

Mes seules convictions consistent à n’en pas avoir de définitives. Je reste perpétuellement disponible. Ouvert à tout ce qui est séduisant, réfractaire à tout ce qui brime.

J’suis pour ce qui est bon et contre ce qui est tarte. Trop simpliste pour être admis, ce point de vue !

Ils me le pardonneront jamais ! M’arracheront les yeux, un jour ! Me feront abjurer ! Me couperont les testicules !

Un type libre, absolument, rigoureusement, totalement libre, ils peuvent pas l’admettre. Ils préféreront que j’appartienne à un machin contraire. Que je plonge dans une opposition farouche. Mais le côté bouddha du bonhomme, sa belle sérénité de gus qui a mis sa vie à essayer d’être honnête avec lui-même, ils tolèrent pas davantage. Faudra que je plonge, pour sauver ma peau. Que je m’engage ! Que je me foute en carte comme les putes ! Que j’émerge. Que je crie Vive ! (J’suis sur le crie-vive, mes lapines !) Que je me laisse chapitrer, convaincre ! Ils m’expliqueront qu’il faut encaisser les mocheries d’une cause pour la faire triompher. Que les bons sentiments, tout nus, tout crus, sont nocifs, délictueux ; qu’ils mènent nulle part. Que la charité et la fraternité c’est poésie moisie et pet de muse constipée ! Qu’on n’a plus le droit de penser à part ! Qu’il faut s’entasser dans des meetings, dans des églises, sur des places. Qu’on est dingue à encabanonner de dire : vive l’Homme et son nœud ! Ah ! les tantes ! Un de ces quatre, je me taillerai à Katmandou avec les autres pommes à crinière. D’accord, eux sont prisonniers de leur chnouf, mais au moins ils n’imposent rien. Ils ne font que la chasse aux rêves, moi j’irai rêver avec eux. Ma came sera de n’en pas prendre. Elle est bien assez stupéfiante comme ça, la réalité, non ? Merde, à force que je regarde le monde, j’en prends le tournis de ces turpitudes avilissantes. J’ai beau me tenir à l’écart, ils m’éclaboussent de leur sanie, les horribles ! Si je vous disais, l’idée de mourir, ça me soulage seulement pas. J’en rouscaille de leur abandonner ma dépouille. Leur faire pousser leurs épinards un jour, ça me rage partout. Je voudrais me diluer dans le Cosmos ! Rien leur laisser que les cinq lettres au cher Cambronne écrites en majuscules sur ma porte fermée. Ah, ce que je suis douloureux de la bêtise, l’ai-je assez déplorée, pleurée, même ! D’y penser me fout en noire rogne ! Je la filtre plus. Elle m’assassine ! Au secours !

On va probably tous y passer, à la potence. Car ils ont un potentiel de potence inouï, ces grands méchants.

Tout compte fait, on se serait déguisés en flaque, tous, ça allait plus vite et c’était plus propre. Moi qui lançais des actions de grâce à tout va parce qu’on rescapait ! Tu parles ! Déjà je croyais retrouver mon jardin de nanas, avec leurs beaux volubilis roses grands ouverts ou mi-clos ! Des clous !

L’avion se vide rapidement.

— Tu crois qu’on va y aller itou de la cravetouze ? commence à s’inquiéter Béru.

— Et comment, mon drôle !

— Pourtant on est français intégraux !

— Raconte-leur ça, mon beau rabbin, avec tes faux fafs au nom de Bérurheim.

— Si on tenterait quéque chose ?

— Avec les mitrailleuses pointées sur nous ?

Faut reconnaître que la situation est préoccupante.

— Hello, messieurs ! lance une voix, auriez-vous l’amabilité de me délier ?

C’est l’un des agents secrets israéliens que nous avions mission de filer. Toujours ligoté à son siège, le pauvre. Béru et moi on se précipite, car vous connaissez notre âme généreuse, n’est-ce pas ?

O comme il est vrai que la vertu est toujours récompensée ! Je vais me faire un plaisir de vous en administrer une nouvelle preuve.

Mais quelle preuve !

Et quelle épreuve !

Je vous ai expliqué que notre zinc s’est arrêté au-dessus du gouffre, en équilibre provisoirement stable, n’est-il point vrai ? Or, du fait que la partie reposant sur le sol est évacuée progressivement, ledit équilibre, mes blanches gazelles, devient de plus en plus instable. Si bel et bien qu’au moment où nous nous précipitons, Béru et moi vers l’avant de l’appareil où se trouve l’Israélien ligoté, la carlingue démantelée se met à osciller. Ce que voyant, les militaires ayant pénétré en classe touriste pour houspiller les passagers prennent peur et sautent à terre. Ce qui compromet irrémédiablement l’équilibre de notre cage.

Les causes et les effets sont gigognes. Tout se désemboîte avec une parfaite régularité. L’immense carcasse plonge mollement vers l’abîme. Ça fait un bruit formidable, comme si douze mille camions-bennes déchargeaient simultanément du gravier ; comme si l’Etna coulait vers la mer ; comme si la tour Eiffel se disloquait ; comme si on cassait dans la serrure la clé de voûte du pont de Tancarville ; comme si un train de marchandises et un train de voyageurs se rencontraient sur la même voie ; comme si, enfin, un avion se mettait à dévaler la pente raide d’un précipice.

Brrahaloumzzinflchprockss panbingstrilvouampleuff ! fait notre culbute (approximativement). De nouveau c’est le tourbillon infernal ! Le tohu-bohu ! Le toboggan ! On part dans une avalanche de cailloux ! On habite un cataclysme ! On se confie à une fin de monde. On est secoué, roulé, tanné, traîné, raclé, évidé. On déferle dans une agonie minérale. La terre paraît mourir avec nous. On rebondit de plus en plus vite, de plus en plus fort. On percute ! On se répercute ! On s’éboule ! Tout s’abat sur moi : des surfaces métalliques, des volumes béruréens, des cadavres. Je dois avoir une jambe nouée autour du cou. Je me lézarde comme un vieux plafond ! Je m’écaille ! M’émiette ! Chaque choc m’est notifié ! J’enregistre la moindre ecchymose. Ah ! dans certains cas : la lucidité, quel chiendent ! Je vis cette infernale plongée millimètre par dixième de seconde (oui, parfaitement, je mêle unité de longueur et unité de temps. Et les multiplierai, si ça me chante ! Qu’on me donne un décamètre et une montre, et je vous confondrai tous, bande de matheux de mes deux !)

J’ai même le temps de penser pendant cette dévalanche. De me dire in extenso : « On a déjà perdu les ailes, donc, les réservoirs d’essence, par conséquent on ne peut plus prendre feu. » L’art et la manière de se réconforter au plus fort de la trombe ! D’amadouer le sort ! D’infléchir la courbure du destin ! De se refaire un moral avec ce qui reste du reste ! On prend de plus en plus de vitesse comme si on venait de déboucher sur une piste, de skeleton. On essuie des ébranlements fantastiques. Des renards des sables nous regardent passer avec des mines stupéfaites. Le vent de notre tornade leur retrousse les moustaches. Soudain, on percute un monumental rocher. Crac zim boum, comme disait le regretté maréchal Rommel[6] qui avait eu le temps d’apprendre l’arabe pendant sa campagne d’Afrique. On se disloque partiellement. Notre carcasse se divise en deux. Cette fois on s’est séparé à tout jamais de la classe touriste. On reste juste entre nous : les morts, l’agent israélien Béru et moi, plus une moitié de l’aide pilote qui, au moment de l’impact, se tenait entre les deux compartiments. Son buste est resté avec nous, ses papattes ont suivi le destin des autres passagers. Mon tronçon, nos valeurs continuent à dévaler, à dévaler dans un suprême valdingue. Et brusquement : plouf ! Comme je vous le bruite ! Plouf ! Une gerbe de flotte. On vient « atterrir dans l’eau », comme le déclare la voix haletante de notre honoré du discourant. Le poids du poste de pilotage fait piquer notre moitié de carlingue vers le fond, si bien qu’elle se déguise illico en une espèce de nacelle cabossée qui se met à voguer au fil de l’eau. « Venez Margot dans ma nacelle ! » chantait jadis une cousine à Félicie, à l’issue des repas de famille. Et puis encore « Je vous emmènerai dans mon joli bateau, voguer au fil de l’eau » !

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6

Car vous remarquerez que Rommel est encore plus populaire chez les Alliés que chez les Allemands.