Elle avait tiré la chasse d’eau et revenait vers la chambre quand, tout à coup, elle fut frappée par la puanteur qui y régnait. Un brouet indéfinissable d’odeurs amalgamées : alcools, sang séché, sperme, vomi, sueur — avec un arrière-plan vaguement chloré. Elle tituba devant cette agression olfactive, fit brusquement marche arrière.
D’abord, se nettoyer de celui qui l’avait souillée…
Dans la salle de bains, elle se précipita sous la douche, sans se soucier de la température de l’eau — qui passa du glacial au brûlant —, se savonna et se récura longtemps et partout, passa et repassa dans les endroits les plus intimes, lava ses cheveux avec force shampoing, se rinça puis sortit de la douche pour se brosser les dents avec rage, jusqu’à ce que ses gencives saignent — après quoi elle se gargarisa pendant de longues minutes avec une solution pour bain de bouche antiseptique.
Elle voulait effacer la moindre trace de l’Autre, de ce qu’Il lui avait fait, de ce qu’Il avait laissé sur elle — mais elle savait qu’elle n’effacerait pas ce qu’Il avait laissé en elle…
« JE SUIS SÉROPOSITIF. »
La phrase la frappa comme une gifle. Elle se figea. Ses jambes flanchèrent et elle dut se retenir à la vasque. L’avait-il vraiment prononcée ou faisait-elle partie des fantasmes induits par la drogue ?
C’est rien qu’un fantasme, ma vieille, au même titre que le plafond qui montait, la chambre qui changeait de couleur et la clairière…
Non… C’était réel. Elle pouvait encore entendre la voix dans son oreille — la même qu’au téléphone.
Conneries !… Tu étais méchamment dans les vapes, rappelle-toi…
Elle devait faire le test… Elle devait voir son médecin… Elle devait…
Et Iggy ? Qu’est-ce que tu vas en faire ?
Cette pensée-là lui tordit les boyaux. Iggy… Elle ne pouvait pas se balader dans les couloirs avec un chien mort dans les bras ! Et si elle le laissait là, la femme de ménage allait finir par le trouver. Le mettre dans une valise ? Pour aller où ? Il était hors de question de l’abandonner dans une poubelle quelconque, comme un vulgaire déchet. Une pensée l’effleura… Pas besoin de test, pas besoin de médecin, pas besoin de valise non plus… Elle laissa la pensée faire son chemin. Penser à ça, c’était comme de marcher sur un étang à la glace trop mince — mais elle n’avait plus peur. N’ayez pas peur : la phrase ne revenait-elle pas sans cesse dans les Écritures ? Tout à coup, l’évidence fut là. Oui, pourquoi pas ? Après tout, depuis le début de cette histoire, c’était vers cette issue qu’elle s’acheminait, non ? Elle s’assit devant le bureau, détacha une feuille à en-tête de l’hôtel et rédigea un mot. Sa main tremblait si fort que le premier résultat fut illisible. Elle la froissa, le jeta dans la corbeille et recommença. Puis, en refrénant un sanglot, elle se rendit dans la salle de bains, attrapa deux serviettes pliées qui sentaient la lavande et les disposa à côté de la vasque.
Après quoi, elle alla le chercher. Elle eut un haut-le-cœur quand elle passa les mains sous le petit corps sans vie, à la fourrure collée, en prenant soin de soutenir sa tête — elle craignait qu’elle ne se détache du reste.
Iggy dans ses bras, Christine revint vers la salle de bains. Elle le déposa tout doucement dans le bac de la douche, attrapa la poire et ouvrit grand le jet. Elle le rinça longuement, nettoya le sang et les excréments, le shampouina et rinça de nouveau, en essayant d’éviter de regarder la vilaine plaie dans le cou. Le petit chien avait l’air de dormir après avoir pris un bain de mer. Son poil emmêlé et trempé. Elle ferma le jet, l’attrapa comme elle l’avait fait précédemment et le déposa sur la litière de serviettes propres et blanches. Sans qu’elle puisse se l’expliquer, il lui semblait que le blanc était la couleur la plus appropriée à ce moment. Branchant le sèche-cheveux et attrapant un peigne, elle sécha méticuleusement les poils du petit bâtard et le peigna jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son aspect normal, son poil fauve bouclé et son museau blanc à la truffe noire. Enfin, elle ramena sa tête vers sa poitrine pour que la blessure disparaisse sous les poils et elle le regarda.
Alors seulement, elle hurla.
Hurla comme une démente. Hurla à la mort.
En se laissant glisser au sol, le dos contre le carrelage, en frappant l’air avec les pieds comme si elle frappait un ennemi invisible.
Elle jeta un regard en bas. Trois hauts étages… Ses jambes tremblaient à cause du vertige. Et pas seulement ses jambes : ses bras, ses mains, son abdomen — qui vibrait comme une peau de tambour. Elle jeta un nouveau coup d’œil et le regretta. Vues d’ici, les rares voitures qui passaient avaient l’air de jouets. Des piétons, elle ne voyait que le crâne, les épaules et les pieds qui avançaient. Les siens posés sur la corniche dominant la place du Capitole, elle se tenait le dos et les fesses collés à la façade, une main à plat sur le mur, l’autre agrippant encore le montant de la porte-fenêtre.
Incroyablement, personne, sur la vaste esplanade, ne l’avait encore repérée, mais cela n’allait pas tarder.
Elle inspira longuement. Qu’est-ce que tu attends ? Saute…
Le vent hurlait à ses oreilles ; autour d’elle, la ville vibrait-bourdonnait-trémulait d’énergies et d’appétits de vivre. Combien de personnes pensaient à elle en ce moment — à l’exception de celles qui voulaient la voir sauter ? Quels souvenirs laisserait-elle ? Et à qui ? Le seul compagnon qui lui était indéfectiblement fidèle reposait, mort, dans la salle de bains, où le personnel de l’hôtel et la police le trouveraient après sa chute. Elle avait laissé un mot bref sur le bureau : Iggy sera inhumé à Beaumont-sur-Lèze, au cimetière pour animaux : contacter Claire Dorian.
Elle gémit. Elle se sentit écrasée par un sentiment de solitude si total, si effroyable — au milieu de cette ville de sept cent mille habitants — qu’elle comprit qu’elle allait sauter. Qu’elle allait le faire. Que ce n’était plus qu’une question de secondes à présent, le temps de trouver la dernière once de courage qui lui faisait encore défaut.
Puis la petite voix se fit entendre de nouveau :
Saute… Mais si tu sautes, tu ne sauras jamais. Ni qui ni pourquoi… Est-ce que tu n’as pas envie de savoir ? C’est vraiment ça que tu veux : mourir sans avoir eu le fin mot de l’histoire ?
Et, pour la première fois de sa vie, avec une lucidité implacable, une clairvoyance nouvelle, elle comprit soudain que cette voix qui parlait en elle depuis des années était celle de sa sœur. Celle de Madeleine… Une Madeleine qui aurait grandi en secret au fond d’elle. Une Madeleine adulte : parfois sentencieuse, souvent exaspérante, exigeant toujours son attention, exactement comme la Madeleine de son enfance. Mais une Madeleine qui lui voulait du bien : la seule personne, peut-être, qui l’aimât vraiment. Et cette personne avait d’autres plans pour sa sœur.
Elle resta un long moment prostrée, les yeux dans le vague, assise les reins contre la balustrade, les pieds dans la chambre.
Quand elle était revenue à elle, qu’elle avait émergé de sa transe, elle avait changé. Elle n’était plus la Christine des jours précédents, celle qui tentait maladroitement de parer les coups et de comprendre, qui avait cherché des soutiens et n’avait trouvé qu’un sans-abri porté sur la bouteille.