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Tu n’as pas besoin de soutien. Tu peux y arriver seule, petite sœur. Tu as juste besoin d’une chose : la rage qui brûle en toi.

Oui. Elle s’était rapprochée de la fenêtre en un mouvement de reptation extrêmement précautionneux, ses ongles griffant la surface granuleuse du mur, enjambant la rambarde de pierre, s’était glissée dans la chambre au moment précis où quelqu’un, en bas, sur la place, venait enfin de l’apercevoir et la montrait du doigt.

À présent, elle commençait à ressentir le choc rétrospectif, l’impact intérieur du geste qu’elle avait failli commettre. Elle était transie jusqu’aux os à la fois par le vent glacé traversant sa chemise de nuit et par l’idée qu’elle aurait pu, en cet instant, être étendue sur le trottoir, tous les os brisés et les viscères réduits à une bouillie informe. Mais elle n’en sentait pas moins un courant nouveau de volonté déborder dans ses artères. Ils voulaient sa mort ? Très bien. Parfait. Elle mourrait peut-être — mais il ne fallait plus compter sur son suicide. Ils devraient payer le prix… Quelqu’un qui n’a pas peur de mourir et qui a suffisamment de haine au cœur est un adversaire autrement redoutable. Regardez tous ces connards de kamikazes. Elle avait l’impression que, tout d’un coup, elle voyait tout beaucoup plus clairement. Une transmutation profonde… Elle savait qu’elle était en danger de mort, mais elle s’en moquait, désormais. Ils venaient de commettre une erreur : ils avaient réveillé en elle quelque chose qui dormait depuis longtemps. Sans s’en rendre compte, ses tortionnaires l’avaient endurcie, préparée à ce moment où la force et la rage qui attendaient en elle prendraient le dessus. Ils seraient sans doute parvenus à leurs fins avec quelqu’un de plus faible, de plus manipulable, de plus désespéré — mais elle n’était pas faite de ce bois-là. Elle venait enfin de le comprendre.

Tu es forte, bien plus forte qu’ils croient, bien plus forte que tu le croyais toi-même, petite sœur. C’était une sensation d’une grande pureté : grâce à eux, qui lui avaient ôté tout ce qu’elle possédait, elle n’avait désormais plus rien à perdre.

Comme par sympathie pour son nouvel état d’esprit, un rayon de soleil jaillit entre les nuages plombés et vint illuminer le plancher de la chambre devant elle. Il caressa la moquette rouge d’une poussière d’or et elle s’aperçut qu’il éclairait aussi le panier vide d’Iggy dans un coin. Cette fois, les larmes affluèrent : impossible de les contenir.

Elle les laissa couler — sachant que ce n’étaient pas des larmes de faiblesse.

Elle boucla ses valises et sortit de la chambre. Deux personnes attendaient devant elle à la réception. Quand vint son tour, la réceptionniste fronça les sourcils.

— Vous nous quittez ? Je pensais que vous deviez rester plusieurs nuits… Quelque chose ne va pas ?

— Tout va très bien, répondit-elle. Je rentre chez moi. Les ouvriers ont fait des miracles : tout est réparé. Plus de fuites.

La réceptionniste lui lança un regard circonspect : elle se souvenait que la cliente avait parlé d’un cambriolage et de serrures à changer, la dernière fois.

— Très bien.

— Vous mettrez ça sur le compte de Mme Dorian.

— Oui. Vous avez pris quelque chose dans le minibar ? voulut savoir l’employée.

— Oui. Mettez ça sur sa note aussi.

Elle se mit en marche à travers les rues de Toulouse, en faisant rouler ses valises derrière elle. Elle n’habitait pas si loin et elle n’avait pas envie de prendre le métro. Et le corps d’Iggy ne pesait pas tant que ça. Elle avait tout son temps, désormais.

Très bien tout ça, dit la voix de Madeleine, mais par où on commence ?

Elle le savait, bien sûr. C’était l’évidence même. Il n’y avait qu’une façon de commencer…

À l’aube, il était déjà dans la place. Assis dans sa voiture. L’adrénaline coulait dans ses veines. Après avoir refermé le journal de Mila, il s’était douché, habillé, puis il était descendu se préparer une Thermos de café noir dans la cuisine du rez-de-chaussée. Ensuite, il avait silencieusement quitté le parking de la maison de repos.

Il était tôt dans le monde. Dans toute la région, des milliers de cafetières haut de gamme devaient glouglouter dans des cuisines spacieuses et cossues pour des ingénieurs, des dirigeants et des techniciens qui travaillaient dans l’aéronautique et le spatial, pendant que les petits employés ensommeillés des péages d’autoroute se préparaient à accueillir leurs berlines, leurs coupés sport et leurs 4 × 4 dernier cri. Garé sur la colline, en bordure d’un champ, Servaz sirotait un café fort peu haut de gamme. Il avait vu une lumière s’allumer en bas, dans la maison d’architecte cernée par les brouillards matinaux. Une grande maison moderne qui semblait avoir été dessinée par Mies van der Rohe lui-même : un assemblage de cubes en béton aux lignes horizontales et au toit plat avec de grandes fenêtres rectangulaires et des baies vitrées côté piscine, et même une petite écurie. Des barrières blanches et de la prairie tout autour. La pleine lune veillait sur ce paysage, ronde et joufflue, éternelle, le ciel s’éclaircissait à l’est, les bosquets étaient noirs et les collines d’un bleu encore sombre.

Une silhouette passa derrière la fenêtre éclairée. Servaz braqua ses jumelles dessus. C’était lui… Son pouls s’accéléra. Il était matinal. 6 h 30. Servaz le regarda boire tranquillement son café, en peignoir, assis près de la fenêtre. À l’évidence, il ne s’inquiétait pas d’être observé. Puis il le vit sortir de la pièce et une deuxième fenêtre rectangulaire s’illumina. Pendant une heure et demie, Léonard Fontaine resta assis devant son ordinateur. Le ciel s’éclaircit encore ; le paysage émergea lentement de l’obscurité — comme un décor de théâtre qui s’éclaire progressivement — et Servaz fit marche arrière, sans allumer ses phares, pour dissimuler la voiture derrière un bouquet d’arbres. Il sortit dans le froid très vif et remonta son col. Puis il enjamba une clôture électrifiée et marcha dans la neige qui fondait et l’herbe haute et mouillée jusqu’à l’extrême bord de la colline. Il avait sa Thermos de café avec lui pour se réchauffer, mais il brûlait d’envie de s’en griller une, de sentir la fumée descendre dans ses poumons infectés et avides. Quand il parvint au bord de la colline, le bas de son pantalon était trempé.

À 7 h 28, le soleil apparut enfin et ses pâles rayons rasants caressèrent le paysage gelé, impuissants à réchauffer l’atmosphère. À 8 heures, ils basculèrent par-dessus la colline pour éclairer le fond du vallon et la baie vitrée sur l’avant de la maison s’ouvrit. Servaz vit Fontaine faire quelques pas sur la terrasse en bois, toujours en peignoir, pieds nus malgré le froid. Une nouvelle tasse à la main, il sirotait son café en regardant droit devant lui. Dans la binoculaire de ses jumelles, Servaz voyait la tasse fumer dans sa main. Et de petites lampes briller sur le plancher.

Son café terminé, Fontaine contourna le bassin de la piscine en direction du pool-house. La neige avait été balayée, mais les lattes devaient néanmoins être glissantes et le spationaute marchait prudemment. Il entra dans le petit bâtiment, alluma la lumière et disparut à l’intérieur. Aussitôt, un ronronnement électrique monta dans le vallon et le volet roulant en PVC qui recouvrait l’eau commença de se retirer. Servaz suivait ce spectacle avec la même fascination bizarre qu’un voyeur matant secrètement une jolie femme.