Il ne va quand même pas se baigner…
Quand le spationaute ressortit du pool-house, Servaz eut un choc : malgré le froid, Fontaine était nu. Il s’accroupit pour débrancher l’alarme de sécurité avec une clé et, l’instant d’après, il avait plongé et crevé la surface.
Sacré nom d’une pipe…
Crawl, dos, papillon. Servaz regarda le spationaute faire des longueurs pendant une bonne heure. L’eau fumait : la piscine devait être chauffée. Le soleil illuminait le vallon, à présent ; une belle matinée d’hiver, claire et froide. Servaz était gelé. Le spationaute émergea finalement de l’eau ; il courut se sécher à l’intérieur du pool-house, puis revint vers la maison en peignoir. Pendant un bon moment, Servaz ne le vit plus. Il en profita pour scruter les alentours à la lumière du jour. Le premier voisin était une ferme à cinq cents mètres de là.
Quand Fontaine réapparut, il portait un gros pull, ainsi qu’une culotte et des bottes d’équitation ; il longea la barrière blanche jusqu’à l’écurie et disparut à l’intérieur. Un quart d’heure plus tard, il ressortait avec une bête magnifique. Servaz l’observa pendant qu’il la sellait puis grimpait dessus avec agilité avant de s’élancer à l’assaut de la colline d’en face. Le flic se fit la réflexion que si le spationaute avait choisi celle où il se trouvait, il aurait foncé droit sur lui bien avant que Servaz ait pu rejoindre la voiture. Un frisson l’électrisa, toutes les fibres de son corps lui disaient que la maison était vide, isolée, et que la cavalcade de Fontaine durerait au moins une trentaine de minutes. Il savait que Fontaine était marié avec des enfants en bas âge, mais tout lui disait aussi qu’il était seul ce matin-là, il n’y avait pas le moindre mouvement, ni la moindre trace d’une présence autre que la sienne. La tentation était grande de descendre faire un tour, mais, d’une part, il ignorait combien de temps Fontaine serait absent, d’autre part, il laisserait des traces dans la neige.
Sauf s’il garait sa voiture devant la porte… Fontaine verrait que quelqu’un était venu et reparti en son absence, mais il n’aurait aucun moyen de savoir qui. Un homme public comme lui devait recevoir des visites.
Hésitant, il passa en revue la maison plongée dans le silence et l’immobilité ; il ne vit rien qui ressemblât à un système d’alarme — pas même un projecteur sur la façade, au niveau du toit, déclenché par un capteur de mouvement. Personne en vue non plus. Il était parfaitement conscient que, s’il entrait dans cette maison sans réquisition (les flics appelaient ça une « mexicaine ») et qu’il se faisait surprendre, c’en était fini de sa carrière. Autant se trouver tout de suite un boulot de vigile… Il pouvait se contenter, dans un premier temps, de frapper à la porte. Ça n’engageait à rien. Il retraversa le champ saturé de neige jusqu’à la voiture, se mit au volant et démarra en douceur. Il descendit lentement la route en pente jusqu’à l’endroit où l’allée, à l’arrière de la maison, la rejoignait à la hauteur de deux chênes, remonta celle-ci et coupa le moteur devant le perron.
Et maintenant, quoi ?
Et si sa femme et ses gosses étaient en train de dormir à l’intérieur ? Que dirait-il ? Qu’il soupçonnait l’homme avec qui elle était mariée d’être un monstre ? Un dangereux malade ? Il descendit de voiture. Leva les yeux vers les collines. Considéra encore une fois le paysage gelé. Son haleine s’élevait, blanche, dans l’air froid. Son pouls battait un tout petit peu plus vite. Il grimpa les deux marches en béton. Sonna. Pas de réponse. Son pouce pressa de nouveau le bouton de Bakélite. Rien ne bougea. La porte le narguait. Tout comme le silence à l’intérieur de la maison. Un corbeau croassa derrière lui dans un arbre, le faisant sursauter.
Vas-y. Fais-le. Prouve-toi que tu es vivant, que tu en as encore dans le ventre…
Il y a longtemps, il avait appris d’un voleur comment ouvrir une serrure en trente secondes. Celle-ci avait l’air d’un modèle des plus courant. Il pouvait cependant y avoir des détecteurs de mouvement à l’intérieur de la baraque. Si Fontaine avait quelque chose à cacher, il ne l’aurait certainement pas laissé dans un endroit aussi accessible. Et puis, que s’attendait-il à trouver ? Il n’aurait pas le temps de fouiller dans son ordinateur, de toute façon. Ni dans ses dossiers. Servaz regarda de nouveau la serrure : elle paraissait neuve. Tant mieux. L’oxydation et la saleté auraient pu gripper le jeu des goupilles.
Qu’est-ce que tu cherches à prouver ? Il revint vers la voiture, ouvrit la portière côté passager et se pencha sur la boîte à gants. En ressortit un trousseau d’une dizaine de clés enroulées dans un chiffon. Il ne s’agissait pas de banales clés, mais de clés dites « de frappe », utilisées par les cambrioleurs pour crocheter les serrures à goupilles. Logiquement, il aurait fallu un passe différent pour chaque marque existante, mais une dizaine de modèles suffisaient pour ouvrir plus de la moitié des serrures sur le marché. Servaz se mit au travail. À la huitième clé, il n’avait toujours pas trouvé l’ouverture et il avait les mains moites, le visage couvert de sueur. La neuvième glissa entre ses doigts humides mais elle répondit favorablement. Quand il l’eut introduite en position de repos, il donna un coup sec dessus avec le plat de la main et la fit tourner aussitôt. Bingo. Le battant s’ouvrit sur un couloir silencieux.
Il regarda sa montre : une quinzaine de minutes s’étaient écoulées depuis que Fontaine s’était élancé sur sa monture.
Les murs du long couloir, en béton ciré gris du plus bel effet, étaient parfaitement nus. Le sol, anthracite, était magnifique. Il n’y avait pas de meubles. Ni de détecteur de mouvement apparent… En passant, Servaz aperçut une salle de bains minimale sur sa droite, avec une douche italienne entre deux minces parois de verre, un sol de galets et une vasque qui semblaient sortir tout droit d’un catalogue de décoration. Tout, ici, était brut, épuré, élémentaire, réduit à sa plus simple expression.
Il continua d’avancer le long du couloir. S’immobilisa. Cessa pendant un instant de respirer. Une gamelle… Vide. Grande… Grande gamelle = grand chien, se dit-il. Il sentit une sueur glacée lui descendre le long du dos : il avait horreur des chiens. Et des chevaux. Il pouvait encore faire demi-tour… Il s’avança dans le grand séjour haut de plafond. Le salon confirma la première impression : du blanc et du noir, de grandes toiles abstraites aux murs, un bureau moderne devant une petite bibliothèque, un grand écran plasma au-dessus d’une tout aussi grande cheminée murale au bioéthanol — dont les flammes dansaient sur un lit de galets… La piscine était visible au-delà de la baie vitrée. Une porte sur la droite. Servaz aperçut un grand lit. Pas d’alarme… Mais un chien… Où était-il ? Il demeura un instant immobile au milieu de la pièce. Des marches ajourées en bois blond, comme suspendues dans l’espace, grimpaient vers une mezzanine ; la mezzanine surplombait une cuisine américaine. Il suivit les marches des yeux…
Et le vit.
Un molosse. Quelle race, il l’ignorait — mais le faciès massif, le museau court, les babines épaisses du chien endormi ne laissaient pas le moindre doute : il appartenait à la catégorie des molossoïdes, dont le nom — Servaz le savait — venait de la tribu grecque des Molosses, qui offrit à Alexandre le Grand un chien capable de mettre un lion en pièces. Pitt-bulls, rottweilers, bouledogues et autres saletés aux mâchoires d’acier et aux petits yeux mesquins et féroces. Il se sentit devenir très froid à l’intérieur. L’animal dormait au bord de la mezzanine ; sa gueule écrasée sur le sol, surplombant le séjour. Eût-il ouvert les yeux qu’il aurait embrassé la pièce du regard et découvert du même coup l’intrus qui s’y trouvait. Servaz sentit sa gorge s’assécher. Il n’avait plus une seule goutte de salive dans la bouche.