Va-t’en d’ici, reprends ce couloir en sens inverse… maintenant…
Le moindre bruit suspect et l’animal se réveillerait. Et Fontaine pouvait apparaître d’un instant à l’autre. Dégage ! Le bureau. Il se dirigea vers lui à pas de loup : un tas de paperasse sans intérêt posé près de l’ordinateur — éteint. Il jeta un coup d’œil au monstre endormi là-haut. Ouvrit les tiroirs aussi silencieusement que possible. Un par un. Souleva les papiers. Factures, quittances, courrier… Rien ! Il se tourna vers les livres, en tira quelques-uns, les remit en place. Incroyable, le clébard ne bronchait pas : tu parles d’un chien de garde ! Servaz l’entendait même ronfler légèrement ! Sa tête à lui bourdonnait — comme les baffles d’un ordinateur quand un autre appareil électrique est à proximité. Il avait la sensation que tout son sang descendait vers ses jambes. Sors d’ici ; tout de suite ; ça ne sert à rien… Il fit rapidement le tour de la cuisine : un grand réfrigérateur métallisé, des plaques à induction, des placards transparents, un calendrier des Postes. Entra ensuite dans la chambre. Une lithographie érotique sur le mur. Une commode. Une épaisse descente de lit bouclée. Des placards. Il les ouvrit. Une penderie. Il écarta des vestes, des chemises. Essuya ses mains sur son pantalon : elles étaient de plus en plus humides — il ne devait surtout pas laisser de traces. Ses mains rencontrèrent plusieurs uniformes avec des épaulettes ; il y avait une casquette de pilote sur une étagère juste au-dessus : comme la plupart des spationautes, Fontaine avait été pilote de chasse et chef d’escadrille avant d’intégrer l’Agence spatiale.
Il se tourna vers le lit, la table de nuit. Un livre.
Servaz s’approcha.
Son sang s’épaissit dans ses veines comme une sauce en train de figer : le livre s’intitulait La Perversité à l’œuvre, le harcèlement moral dans l’entreprise et le couple. Servaz fixa longuement la couverture, qui représentait des nœuds de fil de fer barbelé.
Là, sur la table de nuit. Nullement caché. Un livre qui pouvait être utile à ceux qui cherchaient à se protéger des pervers — mais aussi aux pervers eux-mêmes.
Il éprouva l’étrange sentiment de puissance que ressent un enquêteur quand il touche au but. Et, en même temps, la panique commença à le gagner. Sa montre. Vingt-cinq minutes : cela faisait vingt-cinq minutes que Fontaine était parti sur son cheval ! Dégage, déguerpis : tout de suite ! Brusquement, un son strident déchira le silence et il sauta en l’air comme si on avait fait exploser un pétard à ses pieds. Le téléphone ! La sonnerie insista, puis le répondeur se déclencha dans le salon. Une voix synthétique invita à laisser un message après le bip, suivie d’une voix de femme tendue : « Léo, c’est Christine. Il faut que je te parle. Rappelle-moi. »
Qui était Christine ? Sa prochaine victime ?
Le chien : la sonnerie du téléphone avait dû le réveiller… Va-t’en d’ici. Il revenait d’un pas hésitant vers le séjour quand une vibration sous ses pieds lui donna l’impression qu’un séisme approchait. Encore lointaine mais nette. Elle se propageait dans le sol. Il la sentait à travers ses semelles… Qu’est-ce que c’était ? Une chaudière ou une quelconque machinerie qui venait de se mettre en route dans les entrailles de la maison ? Non, ce n’était pas ça… Et soudain, en un instant, il comprit. Des sabots. Martelant le sol. Un canasson qui approchait au galop…
Dégage !
Cette fois, il prit ses jambes à son cou — à travers le salon d’abord, puis le long de l’interminable couloir. Entrevit au passage un œil qui s’ouvrait là-haut, encore ensommeillé, mais pas pour longtemps. La vibration s’amplifia. Résonnant dans le sol, les murs. Ses pulsations désordonnées la couvraient presque. Il allait atteindre la porte lorsqu’il entrevit une voiture qui approchait sur l’allée. Merde ! Il s’immobilisa au milieu du corridor. Le martèlement avait cessé, mais pas celui dans ses veines. Jetant un coup d’œil vers le salon et la baie vitrée, il aperçut la silhouette de Fontaine, au bout de la prairie, qui descendait de cheval, de l’autre côté de la piscine. Entendit la voiture se garer près de la sienne dans la direction opposée : il était fait comme un rat !
Il jeta un nouveau coup d’œil par la porte entrebâillée. Une femme descendait de voiture. Dans moins d’une minute, elle aurait pénétré dans la maison ! Si seulement elle avait pu être les pompiers ou le facteur venus pour les étrennes. Le facteur… Bien sûr : sa dernière chance ! Il revint vers le séjour, se précipita dans la chambre, ouvrit la penderie et attrapa la casquette de pilote sur l’étagère. Puis il se rua vers la cuisine, arracha le calendrier du mur. C’est alors qu’il l’entendit : le cliquetis des griffes descendant l’escalier de la mezzanine. Il contourna la cuisine américaine. Se figea. L’énorme bête descendait lentement les marches en le regardant. Elle prit pied sur le sol du séjour et s’avança, impavide, dans sa direction. Ses petits yeux posés sur lui avaient l’éclat vif de pièces de monnaie bien lustrées. Sa gueule noire, massive, était la chose la plus terrifiante que Servaz ait jamais eu à contempler de si près — mis à part, peut-être, le canon d’une arme à feu. Il eut l’impression que sa colonne vertébrale se changeait en circuit de réfrigération. Il sentit aussi — nettement — qu’il commençait de jouer des castagnettes avec ses genoux, et il songea que l’animal allait renifler sa peur — ce qui, à en croire la sagesse populaire, n’était jamais bon.
Puis l’animal se mit à gronder et à montrer les crocs : un grondement sur une fréquence basse, qui frappa Servaz au plexus, une rangée de dents digne d’un squale. La bête le fixait. Cinquante kilos de muscles prêts à bondir et à lui arracher la gorge et la figure avec. Il tremblait, il suait comme un porc — il était trempé de sueur…
« Dharkan ! »
La voix de la femme fit réagir l’animal. « Dharkan ! » appela-t-elle de nouveau, de l’extérieur, et — oh, miséricorde ! — le monstre se désintéressa soudain de lui pour se mettre à courir joyeusement vers l’entrée. Malgré l’envie de déguerpir en sens inverse, Servaz se força à lui emboîter le pas, encore tremblant. Il récupéra au passage le tas de paperasse sur le bureau et posa le calendrier par-dessus, marcha vers la porte et l’atteignit à l’instant où la femme entrait, suivie par le clebs. La quarantaine, en manteau d’hiver et gants, sûre d’elle et autoritaire. Elle se figea en le voyant. Un éclair soupçonneux dans sa direction. Il pria pour qu’elle n’ait pas le temps de reconnaître la casquette posée sur sa tête — ni de noter la sueur sur ses tempes.
Servaz lui décocha un sourire, leva un peu le calendrier dans sa direction. « Bonjour, madame. » Sa voix calme, professionnelle, étonnamment ferme après ce qu’il venait de vivre. Il la dépassa rapidement, sous l’œil méfiant du molosse — qui ne grogna pas, cette fois —, devina qu’elle se retournait, descendit les marches jusqu’à la voiture en s’attendant à tout moment à être rappelé. Pas question de s’enfuir comme un voleur — parce que ça signifierait une chance sur deux qu’elle note son immatriculation… Son cœur cavalcadait comme le cheval tout à l’heure. Il lança la casquette et le calendrier sur le siège passager, puis contourna tranquillement le véhicule et s’assit au volant. Il effectua un demi-tour et s’éloigna le long de l’allée. Jeta un coup d’œil dans le rétroviseur : ni elle ni le monstre ne l’avaient suivi. Elle devait être en train de jouer avec ou de dire à Fontaine qu’elle avait croisé un facteur un peu louche. Dans quelques minutes ou quelques heures, celui-ci constaterait qu’on avait arraché le calendrier du mur de sa cuisine, pris des papiers sur son bureau. Il découvrirait aussi — peut-être plus tard — qu’on lui avait volé sa casquette de pilote. Ils en concluraient qu’il avait été la victime d’une tentative de cambriolage qu’elle avait mise en échec. Elle n’avait certainement pas eu la présence d’esprit de noter son immatriculation. Pourquoi l’aurait-elle fait ? Il pouvait s’estimer heureux : il resterait dans la police, il avait la confirmation que le harcèlement était un sujet qui intéressait beaucoup Léonard Fontaine, et il ne mourrait pas déchiqueté sous les crocs d’une pure machine à tuer…