Elle appela ilan en émergeant de l’ascenseur.
— Tu as ce que je t’ai demandé ?
— Oui.
— Très bien. Tu peux me l’envoyer sur ma messagerie ?
— Pas de problème. Christine… ?
— Oui ?
— Comment vas-tu ?
Elle faillit lui parler d’Iggy, mais se retint.
— Très bien, dit-elle. Merci pour l’enregistrement.
— Tiens-moi au courant, dit-il.
— De quoi ?
Il hésita.
— Je ne sais pas… De ce qui se passe…
— Mmm.
Elle raccrocha, déverrouilla sa porte. L’appréhension fut vite balayée par le sentiment étrange de rentrer chez elle. Puisqu’elle n’était plus à l’abri nulle part, elle ne voyait aucune raison de s’absenter plus longtemps. Et, de toute façon, la peur l’avait quittée là-haut, au-dessus du vide.
Elle fit rapidement le tour de l’appartement. Rien à signaler. Pas de CD d’opéra, pas de traces d’une intrusion quelconque. Elle ouvrit l’une des valises, en sortit Iggy emmailloté dans ses linges blancs, telle une momie, et le déposa dans la salle de bains. Puis elle composa un autre numéro.
— Allô ?
— Gérald ?
Un silence au bout du fil.
— Je sais que tu n’as pas envie de me parler, commença-t-elle fermement. Et je comprends ça. Tout ce qu’on t’a dit, tout ce que tu crois savoir…
— Ce que je crois savoir ? s’énerva-t-il aussitôt.
Très bien, ça : Mets-toi en colère, tu es si parfait, si irréprochable, pas vrai ? Et puis, bien sûr, toi, tu ne te trompes jamais… Ou si peu… Tu te comportes comme on doit se comporter — raisonnablement… C’est ça : tu es quelqu’un de raisonnable, de fichtrement, foutrement raisonnable…
— Ce que je crois savoir ? répéta-t-il comme si elle venait de dire une absurdité.
— Oui. Ce que tu crois savoir n’est pas la vérité. Et j’en ai la preuve.
Un soupir dans le téléphone.
— Christine, bon Dieu, de quoi est-ce que tu parles ?
— Réfléchis. Réfléchis à ce que tu sais exactement — et à ce que tu supposes. Tu as entendu parler de la tendance qu’ont les individus à privilégier les informations qui vont dans le sens de leurs hypothèses de départ ? On appelle ça des biais de confirmation… Maintenant, que dirais-tu si je te faisais écouter une information qui remet radicalement en question tout ça ?
— Christine, je…
— Gérald, s’il te plaît : accorde-moi cinq minutes de ton temps. Le temps d’écouter quelque chose… Après, tu décideras par toi-même ce que tu dois croire ou pas. Et je te ficherai la paix. Définitivement : tu as ma parole. Tout ce que je te demande, c’est cinq minutes. Tu me dois au moins ça.
Il soupira derechef.
— Quand ?
Elle respira, le lui dit. Et aussi où. Puis elle raccrocha. Elle se rendit compte que le ton suppliant qu’elle avait employé n’était qu’une comédie, cette fois. Une comédie à l’usage de Gérald. Il adorait être supplié… Elle ne supplierait plus jamais personne à partir de maintenant.
Il avait l’air à la fois furieux et apeuré quand elle entra dans le café de la rue Saint-Antoine-du-T. Il ressemblait, songea-t-elle, à un petit garçon.
— Salut.
Il leva la tête, ne dit rien. Elle tira une chaise à elle de l’autre côté de la table et s’assit. Elle ne s’était pas maquillée, n’avait fait aucun effort pour être séduisante, et elle devait avoir une tête épouvantable avec ses cernes, ses cheveux secs et ses yeux injectés, mais il ne fit aucune remarque. Il semblait juste pressé de se tirer.
— Denise a reçu la visite de la police, dit-il tout de même.
Elle se redressa.
— Au sujet de cette stagiaire que tu as frappée, ils lui ont montré les photos…
— Je ne l’ai pas touchée, répondit-elle fermement.
— Tu devrais te faire soigner, tu es malade, Christine.
— Pas du tout.
Il lui jeta un regard peu amène à travers les verres de ses lunettes. Elle alluma son smartphone et ouvrit sa messagerie, brancha l’écouteur.
— Tu te souviens de cette lettre que j’ai reçue dans ma boîte aux lettres ? C’est là que tout a commencé… Tu t’en souviens ?
— Ils pensent que tu l’as écrite toi-même…
— Pour quelle raison j’aurais fait ça ?
— Je ne sais pas… parce que tu es… malade…
Elle se pencha.
— Arrête de répéter ça, bordel ! gronda-t-elle à mi-voix.
Oh, Seigneur. Il s’était reculé sur sa chaise et il avait vraiment l’air d’avoir la trouille à présent. Gérald avait peur d’elle !
— Tiens, colle-toi ça dans l’oreille, lui intima-t-elle sèchement.
Il la fixa, secoua la tête d’un air écœuré, prit l’écouteur et se l’enfonça dans le conduit auditif. Elle lança l’enregistrement de l’émission radio que venait de lui fournir Ilan : la partie au cours de laquelle l’homme l’avait appelée au sujet de la lettre. Elle attendit sa réaction, le vit froncer les sourcils, puis se concentrer, les yeux baissés. Il reposa l’écouteur.
— Alors, cet appel, dit-elle, je l’ai inventé aussi ?
Il ne répondit rien.
— C’est l’émission du 25 décembre, c’est-à-dire le lendemain du jour où j’ai trouvé la lettre dans ma boîte, tu peux vérifier : elle est encore podcastable, mentit-elle. Explique-moi, si je l’ai écrite moi-même, comment cet homme était au courant de son existence…
Il ne dit rien. Il semblait moins sûr de lui.
— Et si ce n’est pas moi qui l’ai écrite, comment se fait-il, là encore, qu’il en connaisse l’existence et la teneur, alors que cette lettre était en ta possession au moment où il appelait ?
Il rougit.
— C’est peut-être une coïncidence, hasarda-t-il. Il ne parle pas de la lettre… juste de quelqu’un qui s’est suicidé.
Elle leva les yeux au ciel.
— Oh, Gérald, bon sang ! Il dit exactement ceci : Ça ne te gêne pas d’avoir laissé quelqu’un mourir… Tu as laissé quelqu’un se suicider le soir de Noël, quelqu’un qui t’a pourtant appelée à l’aide… Évidemment qu’il parle de la lettre ! De quoi d’autre ? Il en dit juste assez pour que je sois la seule à comprendre, c’est tout !