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— Marcus et Corinne Délia, ça te dit quelque chose ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête affirmativement. Son regard se durcit, devint tout froid.

— Je viens de les voir, répondit-elle.

Il parut authentiquement surpris.

— Quand ça ?

— Il y a quelques minutes.

— Comment ?

— Ils m’ont donné un nom, Léo…

Il la fixa intensément, les muscles de ses mâchoires jouèrent nerveusement sous la peau de ses joues.

— Vraiment ?

— Le tien

— Hein ?

— C’est parce que je t’ai plaqué pour Gérald ? C’est parce que ta fierté, ton amour-propre ne l’ont pas supporté, c’est ça ? Ou bien y a-t-il autre chose ? Une sorte de jeu pervers auquel tu aimes jouer avec les femmes en général, sauf la tienne ?…

Les yeux de Léo papillotèrent un instant. Elle sentit qu’il cherchait une réponse.

— Marcus était à l’hôtel le jour où on s’est rencontrés, poursuivit-elle, je me suis souvenu de son tatouage. Pas très discret, cela dit… Tout comme sa petite taille… Je lui suis rentrée dedans en sortant de l’ascenseur. Comment pouvait-il être là ? J’avais pris toutes mes précautions pour m’assurer que je n’étais pas suivie. (Elle le défia du regard.) Qui — à part toi — savait pour notre rendez-vous ?

Il secoua la tête.

— Oh, mon Dieu, Christine : il ne t’est pas venu à l’idée qu’il a pu te suivre quand même, que tu n’es pas une pro — ou que ton téléphone pouvait être sur écoute…

— J’en ai utilisé un neuf : carte prépayée.

Il marqua un temps d’arrêt.

— Ils ont pu mettre un mouchard dans tes affaires… te retrouver après t’avoir perdue de vue… La place Wilson, bon sang ! Ce n’est pas comme si on s’était donné rendez-vous dans les bois !

Elle le toisa, lèvres serrées, consciente que toute couleur avait déserté son visage.

— Cordélia m’a tout avoué… quand j’ai menacé son enfant, elle a craqué.

— Tu as fait quoi ?…

Il avait l’air stupéfait. Encore une fois, il secoua la tête.

— Tu n’y es pas, dit-il. Tu n’y es pas du tout. Tu ne comprends rien…

— Qu’est-ce que je ne comprends pas, Léo ? Pourquoi tu agis ainsi ? C’est vrai. Alors, explique-moi.

Un voile de tristesse descendit sur son visage, soudain vieux et flétri ; une expression qu’elle ne lui avait encore jamais vue. Il avait l’air d’avoir pris dix ans, tout d’un coup. Il planta son regard dans le sien.

— C’est une longue histoire, dit-il.

Elle ne savait plus quoi penser. Elle avait écouté Léo jusqu’au bout et là, tandis qu’elle s’en retournait chez elle, elle passa en revue ses explications, s’efforçant de trouver la faille. Elle se sentait perdue. Elle avait du mal à croire que quelqu’un pût se livrer à des manœuvres aussi complexes simplement par haine, jalousie ou malveillance. C’était comme si elle découvrait un monde inconnu, plein d’ombres et de chausse-trapes, un monde qui avait toujours été là mais qu’elle voyait pour la première fois, qui était demeuré invisible alors même que s’y déchaînaient des forces dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

Léo lui avait parlé d’une personne qui le harcelait — celle qui tirait les ficelles. Cette histoire bizarre… Quelqu’un harcèle Léo, pensa-t-elle. Depuis des années. Quelqu’un qui harcèle aussi ses proches, ou plutôt les femmes qui l’approchent. Qui fait de leur vie un enfer. Christine pensa au visage inquiet de Léo. Devait-elle le croire ? Il avait refusé de donner son nom dans l’immédiat : « Il faut encore que je vérifie quelques petites choses… Pas d’accusation sans preuves… Mais tu sais, ce détective dont je t’ai parlé, ou plutôt “cette”, elle a suivi cette personne, c’est comme ça qu’elle est remontée jusqu’à Cordélia et à ce Marcus… » Sa voix était devenue soudain lourde, préoccupée. Et, l’espace d’un instant, il avait paru perdu dans ses pensées.

— J’ai trente mille euros sur un compte, avait-il annoncé de but en blanc. Tu as de l’argent placé quelque part ?

— Vingt mille euros sur une assurance vie, avait-elle répondu, surprise. Pourquoi ?

— Débloque-les. Dès demain. À la première heure. On risque d’en avoir besoin…

— Pour quoi faire ?

— Pour racheter ta liberté, Christine. Pour te libérer de ses griffes. Pour en finir avec cette histoire — si c’est bien ce que je pense…

L’impression que l’obscurité qui l’enveloppait était semée d’embûches. Il pleuvait et la ville n’était plus qu’ombres, reflets, phares, lueurs… Tout y était tranchant, coupant et trompeur. Elle marchait dans une sorte de transe — en digérant les paroles de Léo. Il lui avait aussi parlé de cette femme qu’il avait connue et qui s’était suicidée. À l’époque, il n’avait rien soupçonné. D’autant plus, avait-il dit, que Célia, c’était son nom, avait subitement pris ses distances. Il croyait à présent que c’était lié, il en était même sûr. Enfin, il lui avait annoncé une nouvelle qui, en d’autres temps, l’aurait remplie de joie : il allait divorcer. Sa femme était partie en emmenant les enfants. Il y avait un moment déjà que cela ne fonctionnait plus entre eux, mais ils avaient retardé le moment de se rendre à l’évidence à cause des enfants. Ils s’étaient mis d’accord pour la garde, il avait vu son avocat le jour même.

Elle fut interrompue dans ses pensées par le passage d’un autobus. Devait-elle le croire ? Cordélia avait accusé Léo et Léo avait accusé quelqu’un d’autre… Elle descendit la rue du Languedoc vers les Carmes, la capuche de son sweat enfoncée sur la tête, longeant les cafés où les étudiants venaient se réchauffer et les grands hôtels particuliers qui s’enfonçaient dans la nuit, évitant la neige fondue qui jaillissait du macadam mouillé, sous les roues des voitures. Elle tournait dans sa rue lorsqu’elle ralentit brusquement en découvrant la lueur virevoltante qui fouettait les façades, les balcons en fer forgé, les corniches, les moulures, les cimaises et les médaillons : toute cette profusion d’ornements qui lui faisait penser à des pièces montées alignées dans la vitrine d’un pâtissier. La plupart des fenêtres et des balcons étaient éclairés. Et des gens se pressaient contre les balustrades pour regarder en bas, tels des spectateurs dans des loges de théâtre.

Deux voitures de police interdisaient le passage aux véhicules. C’étaient leurs feux colorés qui balayaient les façades. Christine se sentit brusquement en alerte. Un ruban anti-franchissement condamnait une portion de la rue : celle où se dressait son immeuble. Elle retira sa capuche et s’approcha d’un policier en tenue. Un attroupement s’était formé devant le ruban.

— J’habite là, dit-elle en montrant l’entrée de l’immeuble à quelques mètres.

— Un instant, dit le policier.

Il se tourna vers un homme qu’elle reconnut aussitôt : Beaulieu, le lieutenant qui l’avait mise en garde à vue. Beaulieu qui s’approcha en la regardant fixement.

— Mademoiselle Steinmeyer, dit-il.

Son ton plus glacial que jamais. La pluie constellait de gouttelettes sa crinière de caniche et coulait au bout de son nez. Sa cravate du jour était non seulement toujours aussi moche, mais très visiblement fabriquée dans un tissu prompt à se gorger d’eau avec la même facilité qu’une serpillière. Ses yeux globuleux reflétaient le brasillement orange et bleu des gyrophares.