Elle prit une inspiration, s’élança.
La pluie la recouvrit aussitôt ; elle rinça son visage, traversa la semelle de ses chaussures, coula dans ses oreilles et dans son col. Quand elle parvint à la porte en métal, elle était trempée ; elle tira dessus et la porte coulissante émit un cri rouillé. Sa main chercha les clés du SUV dans la poche de l’imper, les trouva. Elle s’assit au volant, alluma les phares — qui transformèrent la pluie en une myriade d’étincelles. Elle introduisit la clé, démarra en douceur et roula sur quelques mètres. L’averse martela le toit en tôle de la voiture. Elle descendit sous la pluie, moteur tournant, et se dirigeait vers le perron lorsque le moteur hoqueta et s’arrêta derrière elle. L’affolement la gagna. Elle courut se remettre au volant, mit le contact. Rien ! Elle recommença. Sans plus de résultat. Et merde ! Elle eut beau insister, le moteur refusait de repartir. Ils étaient coincés ici… Thomas ! Ce malade était peut-être encore dans la maison ! Elle repoussa la portière si fort qu’elle l’arracha presque, galopa vers la maison, remonta en courant le couloir, laissant derrière elle une traînée mouillée. Son fils s’était rendormi, son pouce dans la bouche. Les lueurs vives de la télévision se reflétaient sur ses paupières closes.
Le téléphone…
Il lui fallait du secours, cette fois. Jusqu’à présent, elle avait toujours cherché à tenir la police éloignée de la maison — et surtout du petit bois derrière. Elle se rua sur l’appareil, décrocha. Pas de tonalité ! Il avait coupé la ligne… Son portable ! D’ordinaire, elle le laissait sur le plan de travail de la cuisine. Ou sur la table où ils prenaient leurs repas. Mais il n’y était pas. Il n’était nulle part dans la cuisine.
La chambre… Elle avait dû le laisser sur la table de nuit…
Elle comprit que quelque chose clochait quand elle ne le trouva ni dans la chambre, ni dans la salle de bains, ni dans aucune des pièces qu’elle fouilla. Quand elle eut fait le tour de toutes les pièces où elle s’était rendue au cours de la journée, elle acquit la certitude qu’il l’avait pris…
Il était là… Il n’avait jamais cessé d’être là…
Elle frissonna. Pas un simple frisson. Un long tressaillement de tout le corps, comme une coulée de glace dans les os, la nuque, le cœur. Une terreur très pure. Peut-être était-il planqué dans le grenier et les entendait-il rentrer chaque jour de l’école et du boulot — peut-être les écoutait-il vivre, parler, s’activer — jusqu’au moment où ils s’endormaient et où il pouvait enfin descendre, les regarder, les toucher, empoisonner ses aliments, la droguer… Elle eut envie de hurler, mais elle ne voulait pas terroriser Thomas. Le pistolet de défense : où l’avait-elle mis ? Elle le retrouva dans sa chambre, sur le lit, s’en empara. Elle envisagea avec désespoir de monter au dernier étage, d’ouvrir la trappe du grenier, de tirer l’échelle et de grimper. Mais que se passerait-il s’il était là-haut ? Il lui serait facile de la neutraliser quand elle passerait la tête hors du trou et l’idée qu’elle pût le laisser seul avec Thomas la rendit folle de terreur. Elle redescendit au rez-de-chaussée.
La peur lui mordait les talons. Elle qui avait été dans l’espace, qui avait passé avec succès toutes les épreuves, qui avait toujours été forte.
Ressaisis-toi ! Bats-toi !
Mais elle était si fatiguée… Depuis si longtemps. Tellement de temps qu’elle ne mangeait plus rien… qu’elle se réveillait la nuit pour vomir… qu’elle dormait mal et peu… Thomas ! Fais-le pour lui ! L’instinct de tigresse reprit le dessus. Pas question qu’il touche à un cheveu de son fils. Elle le protégerait comme une lionne protège ses petits. En bas, au rez-de-chaussée, tout était silencieux. À part la rumeur de la pluie cernant la maison. Un silence atroce. Thomas dormait sur le canapé. Elle alla chercher son anorak d’hiver, son écharpe, un parapluie…
Calcula que la ferme la plus proche, celle des Grouard, était à un kilomètre. Dix minutes de marche lorsqu’elle était seule. Sans doute vingt avec Thomas à moitié endormi… Dans la nuit… Sous la pluie…
Elle le réveilla doucement.
— Viens, mon chéri.
Pendant un instant, il parut désorienté. Il frotta de nouveau ses paupières alourdies par le sommeil.
— L’inondation, c’est ça ? dit-il.
— Oui. Allons-y.
Elle s’efforça de donner à sa voix une intonation rassurante. Il se laissa docilement passer l’anorak et l’écharpe. Elle renonça au parapluie. Elle allait le porter sur son dos. Elle rabattit la capuche sur sa tête. Ouvrit en grand la porte d’entrée.
— Grimpe sur mon dos.
Il obéit. Quand il fut bien calé contre elle, les bras passés autour de son cou, elle se déplia et descendit les marches du perron, traversa l’espace nu et sinistre qui cernait la maison, en direction de la route noire.
— Maman, pourquoi on prend pas la voiture ?
— Elle est en panne, mon chéri.
— Où on va, maman ?
— Chez les Grouard.
— Maman, rentrons. J’ai peur, maman. S’il te plaît…
— Chut… Ne t’en fais pas : dans dix minutes, on sera bien au chaud. À l’abri.
— Maman…
Elle le sentit qui commençait à sangloter sans retenue contre son dos. Elle entendit la pluie qui crépitait sur la capuche de son fils, tout contre son oreille, la reçut — froide et inamicale — sur son crâne.
— … j’ai peur…
Une partie d’elle-même — qu’elle ne voulait pas entendre — répondit qu’elle aussi avait peur. En vérité, ce n’était pas simplement de la peur : elle était terrifiée. La pluie cessa brusquement et elle leva la tête vers les nuages. La lune ne tarderait pas à réapparaître, elle devina sa silhouette floue qui se déplaçait derrière. Elle baissa les yeux et observa le tunnel des arbres droit devant. Tout était silencieux. La campagne complètement noire au bord de la route, au-delà des troncs. Elle se mit en marche au centre de la route droite. Chaque pas sur l’asphalte produisant une minuscule secousse dans son corps à cause du fardeau de son fils tremblant sur ses épaules. Elle tremblait aussi. De froid, de peur. Les grosses branches noueuses s’enlaçaient au-dessus de leurs têtes. La pleine lune voguait à présent entre les nuages et les branches comme si elle voulait leur indiquer la direction à suivre. Elle sentit des larmes sur ses joues, leur sel sur ses lèvres. Elle ne voulait surtout pas se mettre à chialer devant lui. Il se taisait mais elle sentait les tremblements violents qui le secouaient.
— J’ai peur, maman, rentrons…
Sa petite voix suppliante, terrorisée, de nouveau, dans son oreille… Elle ne répondit rien. Elle serra les dents. Ses doigts gourds raffermirent leur prise sous les fesses de son fils. Ils avaient dû parcourir une centaine de mètres et elle était déjà si fatiguée. Elle n’osait pas se retourner pour voir s’il y avait quelqu’un derrière eux. Quelqu’un qui les aurait suivis en silence dans la nuit. Rien que l’idée lui coupa presque les jambes. Elle fixait obstinément le tunnel des arbres devant elle, qui se perdait dans l’obscurité, rien que le tunnel des arbres — sans penser à rien d’autre. La véritable horreur, c’était de ne pas savoir qui. De ne pas savoir quand. Ni comment. D’avoir juste l’horrible certitude que cela allait continuer. Jour après jour. Nuit après nuit. Jusqu’à épuisement. Jusqu’à…