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Bien sûr, la piste s’arrêtait là…

Servaz avait été mis en arrêt maladie un mois plus tard — et envoyé dans ce centre pour flics dépressifs où on l’obligeait à faire deux heures de sport par jour et à se livrer à des tâches quotidiennes telles que balayer les feuilles mortes. Il se pliait aux corvées sans broncher ; il avait refusé en revanche les séances de déballage. Tout comme il évitait la fréquentation des autres pensionnaires : que cela tînt à ce qu’ils avaient vécu ou à un penchant atavique, c’étaient presque tous des alcooliques en arrivant ici. Des flics qui, après des années passées à côtoyer les rivages de l’immonde, avaient fini par dévisser. Qui n’en pouvaient plus d’être traités de schmitts, de condés, de keufs, de salauds, d’ordures à longueur de journée, de voir leurs enfants agressés dans la cour de l’école parce que leurs pères étaient policiers, leurs femmes partir parce qu’elles en avaient marre, de passer leur vie entière à être détestés pendant que les vraies ordures se prélassaient aux terrasses des cafés ou dans leurs lits… La plupart de ceux qui étaient ici avaient déjà mis au moins une fois le canon de leur arme de service dans leur bouche.

Entre autres effets, la dépression vous rend inapte à remplir quelque tâche que ce soit. Stehlin, son patron, avait rapidement jugé qu’il n’était plus en état d’exercer correctement son métier. Ce qu’il aurait pu lui-même confirmer si on le lui avait demandé : il se moquait désormais comme d’une guigne des assassins, des violeurs et des salauds de tous poils. Il se moquait de ça comme du reste : du goût des aliments, des infos à la télé, de l’état du monde — et même de ses chers auteurs latins.

Et de la musique de Mahler…

Ce dernier symptôme lui avait paru le plus préoccupant. Avait-il remonté la pente ? Pas sûr. Depuis quelque temps pourtant, comme un lent dégel, les petites pousses commençaient à reverdir à travers le paysage morne et désolé qu’était devenue sa vie — et le sang recommençait d’affluer dans ses artères. Depuis quelque temps également, il éprouvait une démangeaison à la pensée d’un certain dossier en souffrance sur son bureau. Il avait même posé la question à Espérandieu, son adjoint et seul véritable ami. Le visage du jeune homme s’était éclairé : « Tiens donc ! » Et Servaz avait souri à son tour. Vincent avait beau écouter du rock indé, lire des mangas et se passionner pour des choses aussi profondes que les jeux vidéo, les fringues et les gadgets high-tech, il était quelqu’un que Servaz écoutait et respectait. Il avait expliqué à Martin les derniers développements de deux affaires particulièrement sensibles sur lesquelles ils avaient travaillé ensemble et qui n’étaient toujours pas résolues — et son sourire s’était agrandi comme celui d’un gamin qui vient de faire une bonne blague quand il avait découvert la petite étincelle du manque dans l’œil de son patron.

Au milieu du chemin de notre vie Je me retrouvais dans une forêt obscure Car la voie droite était perdue.

— Hein ? dit Espérandieu en fronçant les sourcils.

— Dante, commenta Servaz.

— Mmm… Au fait, Asselin est parti.

Le commissaire Asselin. Il dirigeait la Division des affaires criminelles.

— Comment est son remplaçant ?

Espérandieu grimaça. Servaz vit une forêt éclairée par un soleil printanier. Le sol en était encore gelé. Il était perdu au cœur des bois et il avait froid jusque dans ses os malgré les tièdes rayons du soleil entre les feuillages. Il chassa cette vision. Un simple rêve. Un jour très prochain, il sortirait de cette forêt. Et pas seulement en rêve.

Acte 1

Que ton âme soit vouée Au supplice imminent.
Madame Butterfly

1.

Lever de rideau

J’écris ces mots. Les derniers. Et, en les écrivant, je sais que c’est terminé : il n’y aura pas de retour en arrière possible, cette fois.

Tu vas m’en vouloir de te faire ça un soir de Noël. Je sais que ça heurte au plus haut point ton fichu sens des convenances. Toi et tes foutues manières. Dire que j’ai cru à tes mensonges, à tes promesses. De plus en plus de paroles et de moins en moins de vérité : c’est ça, le monde, aujourd’hui.

Je vais vraiment le faire, tu sais. Ça, au moins, ce n’est pas du baratin. Est-ce que ta main tremble un peu à présent ? Est-ce que tu transpires ?

Ou peut-être qu’au contraire tu souris en lisant ces mots. Est-ce que c’est toi qui es derrière tout ça ? Ou bien ta pétasse ? C’est vous qui m’avez envoyé tous ces opéras ? Et le reste : vous aussi ? Peu importe. Il y a eu un moment où j’aurais donné n’importe quoi pour savoir qui pouvait me haïr à ce point, un moment où je cherchais désespérément comment j’avais pu susciter tant de haine. Parce que forcément ça venait de moi, c’est ce que je me disais. Mais plus maintenant.

Je crois que je deviens folle. Folle à lier. À moins que ça ne soient les médocs. De toute façon, cette fois, je n’ai plus la force. Cette fois, c’est terminé. J’arrête. Stop. Qui que ce soit, il a gagné. Je n’y arrive plus. Je ne dors plus. Stop.

Je ne me marierai jamais, je n’aurai jamais d’enfants : j’ai lu cette phrase dans un roman. Merde. Maintenant, je comprends ce qu’elle voulait dire. Il y a des choses que je vais regretter, bien sûr. La vie peut être drôlement chouette parfois, sans doute pour mieux nous blesser ensuite… Toi et moi, cela aurait peut-être fini par coller, avec le temps. Ou peut-être pas… Pas grave. Je sais que tu auras vite fait de m’oublier, de me reléguer dans le magasin des souvenirs désagréables, ceux qu’on n’aime pas évoquer. Tu diras à ta pétasse, en prenant un air repentant : « Elle était folle, dépressive ; je n’ai pas compris à quel point. » Et puis, vous passerez bien vite à autre chose. Vous rirez et vous baiserez. Mais je m’en fous : tu peux crever. En attendant, c’est moi qui vais le faire.

JOYEUX NOËL QUAND MÊME.

Christine regarda le dos de l’enveloppe : pas d’expéditeur. Pas de timbre non plus. Pas même son nom à elle, Christine Steinmeyer. Quelqu’un l’avait déposée directement dans sa boîte aux lettres. Il devait y avoir une erreur… C’était forcément une erreur : cette lettre ne la concernait pas. Elle considéra les rangées de boîtes alignées contre le mur, les noms écrits à la main sur les étiquettes ; la personne qui avait glissé l’enveloppe dans la fente s’était trompée de boîte, voilà tout.