Christine traversa la rue et le secoua doucement par l’épaule. Elle avait besoin de parler à quelqu’un de ce qui s’était passé et il ferait parfaitement l’affaire. Après tout, il s’était montré plus attentif et perspicace que tous les autres. Mais il ne bougea pas. Elle le secoua derechef. Un ronflement sonore s’éleva en guise de réponse et — quand il ouvrit sa bouche aux dents jaunes — un puissant remugle alcoolisé la fit reculer comme si on venait de mettre un tonneau en perce. Il avait bu… il était soûl ! Ce salaud avait pris son argent et s’était empressé de le convertir en vrai liquide ! Il n’avait absolument pas l’intention de remplir sa part du marché. La trahison lui mordit le ventre et elle se dirigea en titubant vers son immeuble.
Elle retrouva son appartement glacial en se demandant si quelqu’un était venu baisser le chauffage. La réponse lui fut fournie aussitôt : la musique montait du salon ; deux voix féminines entrelacées comme des lianes, s’enroulant l’une autour de l’autre — poignantes… Elle repoussa Iggy, qui se traînait lamentablement, la tête dans son entonnoir en plastique, mais qui remua tout de même la queue en la voyant. Elle connaissait ce morceau. Lakmé, le « duo des fleurs ».
Elle aperçut le CD posé sur la table basse. Encore un opéra.
Il était venu…
La terreur la bouscula, et elle fit un pas en arrière, hébétée, chancelante — tandis que le musique enflait et peuplait le moindre recoin de l’appartement.
Pourtant, quelque chose d’autre se faisait jour en elle. Une colère dévastatrice. Comme une réaction en chaîne, comme si son cœur radioactif avait atteint la masse critique. Sa vue se troubla et la colère flamba avec la soudaineté d’une braise tombant sur un tapis d’aiguilles de pin desséchées. Elle s’avança, empoigna la mini-chaîne, la souleva rageusement, arrachant d’un coup les fils des prises et coupant net le lamento à deux voix. Donnant libre cours à sa fureur, elle laissa l’explosion blanche déferler et l’aveugler, balança l’appareil à travers la pièce, l’envoyant se fracasser contre le mur opposé en hurlant :
MAIS QU’EST-CE QUE VOUS ME VOULEZ, À LA FIN ? ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ! BANDES DE FUMIERS !
ALLEEEEZ-VOUS-FAIRE-FOUTREEEEEEEEEE !
Servaz regrettait qu’on fût dimanche. Il avait des coups de fil à passer, des visites à rendre. Pas tant que ça en fait. Mais il avait toujours détesté les dimanches.
Il marchait dans les bois enneigés, suivant une allée qui filait entre de grands chênes tordus et des charmes. Des feuilles dorées et rousses s’incorporaient à la neige. Quand il était gosse, les dimanches d’hiver étaient les pires. Pas de télévision à la maison : veto paternel. Et les ordinateurs domestiques n’existaient pas encore. Quand ses copains ne lui rendaient pas visite, il se traînait lamentablement d’une pièce à l’autre — grisaille au-dehors, grisaille au-dedans — tandis que son père, le professeur de lettres, s’enfermait avec ses livres et que sa mère corrigeait des copies ou préparait la classe du lendemain pour les CM1 ou les CM2. Ces sinistres dimanches après-midi d’hiver lui avaient laissé à jamais le goût de la solitude et de l’ennui. Les deux plus grands ennemis de l’homme.
En marchant dans la forêt, il s’interrogeait sur la signification des deux indices envoyés par son mystérieux correspondant. La chambre 117 et la station spatiale… Célia Jablonka avait temporairement fréquenté le milieu de la recherche et de l’exploration spatiales avant de mettre fin à ses jours dans la chambre en question. Soit. Mais quel lien entre les deux ? Visiblement, son informateur anonyme savait un certain nombre de choses. Pourquoi, dans ce cas, ne refilait-il pas tout simplement ses infos à Servaz ? Et pourquoi ne se faisait-il pas connaître ? Craignait-il pour lui-même ? Ne pouvait-il le faire sans rompre le secret professionnel auquel il était tenu ? Il creusa cette idée… Un avocat ? Un toubib ? Un autre flic ?
Rien ne lui venait… Avait-il perdu la main ? Déduire, construire, échafauder, extrapoler — opérations élémentaires, mais le truc, c’était qu’il fallait toujours aller un petit peu plus loin, un petit peu plus loin… Il savait que son intérêt pour cette histoire était dû à l’ennui profond que distillait son inactivité. C’était l’enfant en lui qui parlait. C’était l’enfant qui voulait enquêter. De la même façon qu’à l’époque il s’inventait avec ses copains des mystères et des secrets autour des habitants du quartier, des enjolivements auxquels ils finissaient tous par croire à force de voir des indices là où il n’y en avait pas. Était-ce ce qu’il était à nouveau en train de faire ? Se raconter des histoires ?
Un petit peu plus loin…
Une station spatiale : espace, étoiles, cosmonautes (ne disait-on pas spationautes dans ce pays ?)… Une artiste suicidaire, paranoïaque… ou pas. Un petit peu plus loin… Il savait par où il devait commencer — et comment : comme s’il enquêtait sur un meurtre et non sur un suicide. Partir de ce postulat. Première étape : les parents…
22.
Lakmé
Elle le secoua jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux. Il lança un coup de sonde méfiant vers le monde extérieur, écarquilla les paupières en la reconnaissant.
— Christine ? Qu’est-ce que vous faites là ? Quelle heure est-il ?
Il avait la moitié du visage dissimulée par la couverture, tel un Bédouin, et le reste du corps enfoui sous les cartons. Puis le regard de Christine descendit vers le trottoir — et elle sursauta : le gobelet était à droite…
— L’heure de se bouger un peu, répondit-elle, la vapeur de sa respiration s’élevant devant ses lèvres. Je vous attends chez moi. Dans cinq minutes. Il y aura du café chaud.
Elle surprit une lueur étonnée dans son regard. Tourna les talons et remonta chez elle. Il sonna trois minutes plus tard.
— Vous avez vraiment une sale tête, constata-t-il quand elle eut ouvert. Quel froid ! Je ne serais pas contre une soupe chaude.
Il se dirigea vers le salon comme si lui aussi avait ses entrées chez elle et elle réprima un mouvement d’humeur. Elle le regarda s’asseoir dans le canapé, le bas de son manteau crasseux souillé de boue et de neige, un chiffon sale qui lui servait peut-être de mouchoir sortant d’une poche, un livre corné dépassant de l’autre. Elle aperçut le nom de l’auteur : Tolstoï.
— Vous vous êtes endormi, dit-elle. Et quelqu’un est venu.
Max leva vers elle un regard surpris, gratta sa barbe poivre et sel comme si elle le démangeait, ce qui était peut-être le cas.
— La nuit, je dors — comme tout le monde, répondit-il. Si vous voulez une garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre, faites appel à une agence de sécurité.
Un court moment, elle résista à la tentation de le mettre à la porte.
— Vous avez mis votre gobelet à droite. Pourquoi ?
Il hocha la tête, sourcils froncés. L’air soudain préoccupé. Une touillette pour café dépassait d’entre ses lèvres gercées et il la mâchouillait pensivement entre ses dents abîmées.
— Un type est passé à plusieurs reprises, il est resté un bon moment à surveiller l’immeuble… Et puis, il a fini par entrer… De toute évidence, il connaissait le code.
— C’était peut-être quelqu’un de l’immeuble ?
— Non.
Il secoua la tête fermement.
— Je connais tous les habitants de la rue, un par un. Il n’en fait pas partie. C’était lui. Le gars que vous cherchez…