Elle se sentit blêmir.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Il lui jeta un regard intense, sans cesser de mâchouiller.
— Vous aviez raison : vous avez de gros problèmes. Je ne sais pas qui c’est, mais ce type… c’est quelque chose… un vrai dur. Un homme violent.
— Comment vous savez ça ?
— Parce que je l’ai attrapé par le bas de son pantalon en lui demandant de l’argent. Je ne m’attendais pas à ce qu’il m’en donne, cela dit. Je sais reconnaître un donneur quand j’en vois un. Je voulais juste savoir à qui on avait affaire, à quel genre d’homme… Alors, je l’ai attrapé, juste comme ça — et il s’est arrêté et m’a regardé…
Il avait retiré la touillette de sa bouche.
— Vous auriez dû voir ce regard… Il s’est penché et m’a saisi par le col. En me disant que si je le touchais encore une fois, il me couperait mes dix doigts, un par un, avec une cisaille rouillée dans un endroit très sombre, après m’avoir bâillonné et au moment où tout le monde dort. Et vous savez quoi ? Ce type ne bluffait pas. Pas une seule seconde. Il avait le visage à quelques centimètres du mien et il me fixait, les yeux dans les yeux. Il pensait vraiment ce qu’il disait… Oh, oui. Il aurait même aimé le faire. Les hommes violents, ce n’est pas ce qui manque dans la rue, j’en ai déjà côtoyé. Mais celui-là est bien pire que tous ceux que j’ai rencontrés, croyez-moi. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais s’il en a après vous, je pense que vous feriez mieux d’appeler la police.
Elle eut l’impression qu’un acide lui rongeait l’estomac, que ses jambes se remplissaient de coton. Elle le regarda, désespérée.
La police, Max l’ignorait, ne lui serait d’aucun secours.
— Et à part la police, dit-elle d’une voix atone, qu’est-ce que je peux faire ?
De nouveau, elle vit la lueur de surprise dans ses yeux gris.
— Pourquoi vous ne voulez pas appeler la police ?
— C’est mon affaire.
Il secoua la tête, incrédule.
— Pas grand-chose… Disparaissez un moment. Faites en sorte qu’il ne puisse pas vous trouver là où vous allez. Vous savez qui c’est ?
— Non. À quoi ressemble-t-il ?
Il eut l’air de ne pas comprendre.
— Vous êtes sûre de ne pas savoir qui c’est ? Il a la trentaine, et il est petit, très petit — pas plus d’un mètre soixante-huit. Il a un putain de regard de cinglé, si vous voulez mon avis. Ah, oui… et un drôle de tatouage dans le cou.
Elle sursauta. Une réminiscence… Elle pensa aux tatouages couvrant le grand corps de Cordélia. Non, ce n’était pas ça. Elle en avait vu un autre — récemment. Il est petit… très petit, se répéta-t-elle, songeant que Max était un géant et qu’il avait été effrayé par quelqu’un qui faisait une tête de moins que lui.
— Un tatouage ? Quel genre ?
— Un truc pas ordinaire. On aurait dit une Madone avec son auréole. Vous avez entendu parler d’Andrei Roublev ?
Elle fit signe que non.
— Le plus célèbre des peintres d’icônes russes. Eh bien, le tatouage de ce mec ressemblait à une putain de Madone d’Andrei Roublev…
Elle le connaissait ! Elle avait déjà vu ce tatouage quelque part ! Où ça ? Où ça ? Soudain, ça lui revint : le Grand Hôtel Thomas Wilson… Au moment où elle sortait de l’ascenseur après avoir rencontré Léo… Elle avait heurté ce drôle de petit bonhomme avec une Madone tatouée dans le cou. Il l’avait donc suivie… Elle avait cru l’avoir semé mais non.
Elle se sentit désespérée à cette idée. Est-ce qu’il avait aussi repéré Léo ?
— Qu’est-ce que c’est ? dit la voix de Max.
Elle suivit son regard. Il était posé sur le boîtier du CD.
— Vous connaissez ?
— Oui. Encore un opéra.
Elle le scruta intensément.
— Ça parle encore de suicide, n’est-ce pas ?
— Mmm. Lakmé est une jeune hindoue qui s’empoisonne avec du datura lorsqu’elle comprend que celui qu’elle aime, Gérald, va retourner auprès des siens…
Elle le fixait, pâle comme un linceul.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il. Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Vous avez bien dit Gérald ?
— Oui, pourquoi ? Vous connaissez quelqu’un qui s’appelle comme ça ? Bon Dieu, Christine, vous êtes sûre que ça va ? Vous êtes vraiment pâle…
— Tenez. Buvez, dit-il. Vous avez fait un malaise. On devrait appeler un toubib.
— Non, merci, je me sens déjà mieux. (Elle lui prit le verre d’eau des mains.)
— Vous connaissez un Gérald, alors ?
Elle fit signe que oui.
— C’est lui, l’homme au tatouage ?
Elle fit signe que non.
— Vous ne voulez pas en parler ?
Elle hésita.
— Pas encore… Je vous remercie pour tout ce que vous faites, Max. Et désolée pour mes remarques de tout à l’heure. Mais je ne suis pas encore prête.
Il lui adressa un regard préoccupé.
— Christine… jusqu’à présent je ne savais pas trop quoi penser de votre histoire. Mais j’ai vu cet homme. J’ai vu son regard. Je connais ce genre de type : il ne vous lâchera pas. Que va-t-il faire la prochaine fois, vous y avez pensé ? Jusqu’où est-il prêt à aller ? Car — tôt ou tard — il va revenir à la charge. Ce genre de malade, ça a de la suite dans les idées. Croyez-moi, Christine : je pense que vous devriez appeler la police ; vous avez besoin d’aide.
— J’ai déjà la vôtre. Et il y a quelqu’un d’autre. Quelqu’un de fort, au moins aussi fort que cet homme.
Elle avait élevé la voix, comme pour se convaincre de ce qu’elle disait. L’espace d’un instant, elle crut surprendre une lueur de contrariété dans ses yeux gris. Mais c’était sans doute une illusion.
— Maintenant, si ça ne vous dérange pas, ajouta-t-elle, j’aimerais rester seule.
Il acquiesça, lèvres serrées. Se leva lentement. Sur le seuil, il s’arrêta et se retourna.
— Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver.
Quand il fut parti, elle attendit un long moment que l’adrénaline redescende. Elle ne comprenait rien à ce qui se passait, tout ça n’avait aucun sens. Max avait l’air de considérer que l’homme en question était un criminel professionnel. Quelle sorte de criminel ? Un mafieux ? Un voleur ? Un tueur à gages ? Cette histoire de tatouage lui faisait penser à des histoires de gangs russes ou sud-américains qu’elle avait vues à la télé.
Sa pensée revint à Gérald et elle sentit une couleuvre se déployer dans son ventre. Que savait ce type de sa relation avec son fiancé ? Était-ce lui qui avait pris Denise et Gérald en photo ? Et pourquoi cette allusion à Gérald par opéra interposé ? Ça ne pouvait pas être une coïncidence… Gérald faisait partie de l’équation… De nouveau, elle sentit la parano l’envahir et elle pensa à Denise. Denise avait-elle embauché un truand, un criminel pour lui faire peur, la faire renoncer à Gérald ? Absurde. Ridicule. Ce genre de choses n’arrivait que dans les films. Et dans des émissions comme « Faites entrer l’accusé », dit la petite voix en elle avec un soupçon d’impatience. C’est-à-dire dans la réalité, ma chère… Elle essaya de la repousser, mais la voix insistait :