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… la jalousie, l’envie, la vengeance — les mobiles les plus courants… Souviens-toi des avocats que tu as invités dans ton émission, de ce qu’ils t’ont raconté : tu serais surprise, ma vieille, de ce que certaines personnes sont capables de faire sous le coup de la jalousie ou de la colère

Quelle issue, quel choix lui restait-il ? Elle sortit son téléphone et le consulta. Léo n’aurait-il pas dû l’appeler ? Il avait dit qu’il allait se renseigner, mobiliser ses contacts… Où en était-il ? Elle aurait bien aimé avoir de ses nouvelles à cet instant…

Elle n’allait pas laisser cet enfoiré de merde lui pourrir la vie éternellement.

Cette pensée la galvanisa. Elle allait réagir. Mais pas comme ce type l’attendait… Jusqu’à présent, elle avait toujours eu un coup ou deux de retard. Mais, grâce à Max, elle venait d’obtenir une information précieuse. Oui. Elle allait transmettre l’information à Léo, il lui avait parlé d’un détective privé : lui saurait l’exploiter. Deuzio, quitter cet endroit. Max avait raison : elle ne pouvait plus rester ici. Quand elle regardait ces murs, elle avait l’impression d’être Mia Farrow dans Rosemary’s Baby. Elle voyait ce monstre entrant chez elle en son absence, urinant sur son paillasson, s’emparant d’Iggy et lui brisant la patte, baissant le chauffage et glissant un CD d’opéra dans la chaîne… Elle l’imaginait parvenant à entrer la nuit, pendant qu’elle dormait, malgré le meuble poussé devant la porte et le verrou.

Mais pour aller où ? Une première pensée lui vint : pourquoi ne pas faire sa valise et demander asile à ses parents pour quelques jours ? La voix qui aimait jouer les rabat-joie réagit aussitôt : Allons, ma grande, j’espère que tu plaisantes ! Le seul fait que tu l’envisages prouve à quel point tu as touché le fond. Tes… parents ? Sérieux ? Et tu vas leur dire quoi ? Que tu avais besoin de changer d’air ?

La voix avait raison : Pourquoi maintenant ? demanderaient-ils — sans chercher à dissimuler le fait que le retour de leur fille dans leur vie quotidienne ne faisait pas partie de leur projet de retraite. Elle ne pouvait tout de même pas leur raconter ce qui s’était passé (elle imaginait la tête de son père si elle lui disait qu’elle avait invité un SDF à monter chez elle). Et si elle inventait une histoire, quelle qu’elle fût, son père y verrait la confirmation de ce qu’il avait toujours pensé, à savoir que sa fille n’avait pas les épaules, qu’elle serait à jamais incapable de trouver sa vraie place dans le monde, qu’il aurait mieux valu, au fond, que sa sœur vive au lieu d’elle (car c’était bien ça qu’il devait penser, non ? quand il avait suffisamment picolé pour avoir le cran d’assumer son… sa préférence…). Quant à sa mère… eh bien, elle la regarderait en se demandant où elle avait échoué en tant que mère, en faisant de l’échec de sa fille son échec personnel.

Tout mais pas ça

Elle retourna dans le salon, se resservit un plein bol de café. Une autre idée lui était venue… Elle impliquait d’appeler quelqu’un qui n’avait peut-être pas envie de l’entendre ni d’avoir de ses nouvelles, mais elle n’avait pas le choix. Elle chercha le numéro d’Ilan dans son répertoire ; elle savait qu’à cette heure-ci il n’était pas encore parti pour la radio. D’ailleurs, quand il répondit, elle perçut des voix d’enfants et du remue-ménage derrière lui.

— Christine ?

Elle essaya de deviner si sa voix était hostile ou méfiante, mais elle était juste étonnée.

— Désolée de venir t’importuner, dit-elle, mais j’ai besoin que tu me rendes un service. Je sais que je t’ai déjà causé pas mal de problèmes et je comprendrais que tu refuses — mais je ne peux compter que sur toi, Ilan.

Sans lui laisser le temps de répondre, elle lui expliqua de quoi il retournait. Puis elle attendit. Pendant un long moment, il resta silencieux.

— Je ne te promets rien, dit-il. Mais je vais voir ce que je peux faire.

— Papa, c’est qui ?

Une voix de petite fille près du téléphone. Un signal d’appel en même temps.

— C’est personne, ma puce.

Sur ces mots, il raccrocha.

Elle prit le second appel.

— Allô ?

— Christine ? C’est Guillaumot.

Son cœur tomba dans sa poitrine : la voix était aussi dépourvue de chaleur humaine qu’un hiver dans le Yukon.

— La police m’a appelé hier. Ils m’ont posé des questions à ton sujet, ils m’ont aussi dit ce que tu avais fait. J’ai ensuite appelé Cordélia. Elle m’a expliqué ce qui s’était passé pendant le week-end, qu’elle avait porté plainte à la police puis finalement retiré sa plainte. (Un soupir à l’autre bout.) Putain, comment tu as pu faire une chose pareille ? C’est… c’est… On savait tous ici que tu avais un putain de caractère, mais ça… ça… c’est… je n’arrive toujours pas à le croire… (Il émit un grincement dans l’appareil, comme s’il avait une subite rage de dents.) Inutile que tu viennes à la radio demain matin. Ni après-demain. Ni aucun autre jour… Nous allons entamer une procédure de licenciement pour faute grave et engager des poursuites contre toi.

Un temps.

— Peut-être que cette gamine estime que tu as eu ce que tu méritais mais pas moi : ta conduite est un gros préjudice pour l’image de la station. Je te conseille de te trouver un bon avocat… Espèce de sale pute cinglée

23.

Leitmotiv

Servaz avait rarement vu une telle quantité de neige en plaine. Un type à la radio était justement en train d’expliquer que, cet hiver, les chutes étaient exceptionnelles. Comme d’habitude, tout le monde se demandait si cela avait un rapport avec le changement climatique. Le froid, la chaleur, les inondations, les sécheresses… Les journalistes adoraient le réchauffement climatique — tout comme ils adoraient les crises économiques, les révolutions arabes, les faillites des banques, les braquages de bijouteries…

Il roulait à travers des étendues blanches immaculées, le long de lignes d’arbres déshabillées par l’hiver, avec pour seule compagnie la musique de ce bon vieux Gustav. Le ciel gris formait une deuxième plaine inversée au-dessus de lui, avec ses collines de nuages. Cette partie centrale de la région n’était pas aussi pittoresque que le sud du département, où la barrière des Pyrénées se dressait comme une muraille de Chine naturelle, ni que le pays albigeois, plus vallonné et boisé — ou encore que l’est du pays toulousain, qui se faufilait dans des vallées sauvages avant de redescendre vers les rivages accueillants de la Méditerranée. Elle était juste… monotone. Au milieu d’une longue ligne droite, il quitta la nationale pour une route plus étroite et en mauvais état et, trois kilomètres plus loin, il vit la ferme sur sa droite. Servaz s’engagea prudemment sur la neige, en se disant que, s’il restait en rade, le tracteur qu’il apercevait là-bas viendrait le sortir du pétrin.

Il se gara devant le long bâtiment d’habitation dont le ciment gris n’avait jamais vu une couche de peinture et descendit.

Releva son col, saisi par l’humidité et par le froid.

Avant même d’être entré, il eut une vision de l’enfance et de la jeunesse de Célia Jablonka dans cet endroit loin de tout ce qui peut égayer les longues journées d’une adolescente. Eut une compréhension spontanée de la nature de son ambition. De ses rêves de gosse à l’imagination trop grande pour un cadre aussi étriqué.