Une femme à la blondeur factice se tenait sur le seuil. Elle le regarda approcher avec des yeux plissés et méfiants, à peu près aussi accueillants que les aboiements rauques du chien qui s’égosillait en tirant sur sa chaîne.
— Bonjour. Je suis le commandant Servaz, de la police de Toulouse. J’ai rendez-vous avec M. Jablonka.
Elle lui indiqua d’un bref mouvement du menton, sans desserrer les dents, la grande étable à une trentaine de mètres — et Servaz se mit en marche parmi les profondes ornières crénelées imprimées dans la neige et la boue par les roues des tracteurs, les tas d’ensilage recouverts de bâches blanchies et de boudins, la rangée de silos et les engins agricoles. En franchissant les deux portes métalliques béantes, il fut frappé par la puanteur qui s’élevait des rigoles où s’écoulait un liquide brunâtre et fumant.
— Par ici, lança une voix.
Il tourna la tête sur sa gauche et aperçut un homme aux cheveux blancs assis devant un écran d’ordinateur, dans un petit bureau. Il avait devant lui un tas de papiers et de notes. Sa main qui s’activait sur la souris portait un gant bleu — comme s’il était un chirurgien ou un technicien de scène de crime. Servaz pénétra dans la petite pièce. Sur l’écran s’affichaient des colonnes de chiffres. Il y avait aussi un tableau blanc au mur, sur lequel étaient notées au marqueur un tas de recommandations. On se serait cru dans un bureau de la PJ.
— Vous permettez, dit l’homme, je dois gérer le robot. Voir si tout s’est bien passé pendant la nuit.
— Le robot ?
— Le robot de traite. (L’homme se retourna pour la première fois et lui lança un regard aigu. Il avait les mêmes yeux soupçonneux que sa femme.) Vous êtes un flic de la ville, vous, ça se voit… Vous avez une carte ?
Servaz s’était attendu à la question. Il plongea une main dans la poche de sa veste. Le sexagénaire compara la photo sur la carte tenue dans sa main gantée avec le visiteur, sourcils froncés. Puis il se retourna vers l’écran.
— Désolé, mais je dois vérifier que tout s’est bien passé cette nuit et m’occuper des vaches qui sont en retard au niveau du robot.
Servaz hocha la tête.
— Faites ce que vous avez à faire, dit-il, j’ai tout mon temps.
— Tant mieux.
— Le robot, voulut savoir Servaz, vous voulez dire que c’est lui qui trait les vaches ?
L’homme se leva, finalement.
— Venez.
Ils sortirent de la petite pièce et remontèrent l’allée centrale. Entre les barrières métalliques, Servaz apercevait des dizaines de vaches serrées les unes contre les autres, leurs museaux plongés dans le foin, cernés par la vapeur de leurs respirations. Le père de Célia lui montra celles qui faisaient la queue devant une grande machine comme des voitures devant une station de lavage. L’une d’elles s’était placée d’elle-même dans l’appareil, plongeant la tête dans la mangeoire, et Servaz vit un grand bras articulé glisser sous ses pis lourds de lait. D’abord, des brosses cylindriques nettoyèrent les pis, puis une petite lumière rouge clignota sur ses mamelles, après quoi des manchons de plastique s’enfilèrent autour de chacun des pis. L’animal ne broncha pas, il semblait parfaitement accoutumé à ce manège.
— Le laser reconnaît les pis de chaque laitière et positionne le robot pour la traite, expliqua le père de Célia.
— Vous avez combien de bêtes ?
— Cent douze.
— Et combien ça coûte une installation pareille ?
— Tout dépend de l’installation. Entre cent vingt mille et huit cent mille euros…
Servaz pensa à toutes ces histoires d’agriculteurs grevés de dettes qui mettaient fin à leurs jours.
— Et quand est-ce qu’elles sortent d’ici ? voulut-il savoir.
La réponse tomba comme un couperet.
— Jamais.
Servaz s’interrogea sur la santé mentale de vaches et de veaux qui ne voyaient jamais la lumière du jour. Il apercevait chaque été des vaches à viande — blondes d’Aquitaine, limousines — dans les prés. Il se dit que les vaches non plus ne naissaient pas égales. Des fermiers maîtrisant l’informatique, s’occupant de robots, gérant les stocks et sans doute compétents dans un tas d’autres domaines ; des ordinateurs, des écrans tactiles, des lasers et des caméras : on était loin des clichés sur la campagne.
— Vous n’êtes pas venu jusqu’ici pour me parler de mes vaches…
Servaz l’observa. Il avait des yeux bleus dans un visage tanné par le soleil et raviné mais ferme.
— Vous rouvrez l’enquête ? Pourquoi ?
— Non, dit-il, l’enquête n’est pas rouverte, monsieur Jablonka. Mon travail consiste juste à examiner certains dossiers classés, mentit-il.
— Pourquoi ?
— C’est comme ça : l’administration.
— Pourquoi celui-là ?
Servaz ne répondit pas.
— Elle a grandi ici, n’est-ce pas ?
L’homme lui décocha un sourire tordu.
— Je sais ce que vous pensez, dit-il.
— Vraiment ?
— Monsieur le policier… Ce que nous faisons ici, ça s’appelle du concret. Nous ne spéculons pas sur de l’argent qui n’existe pas ; nous ne vendons pas des produits inutiles à des gens qui croient en avoir besoin ; nous travaillons jour et nuit ; nous sommes peut-être les derniers à savoir que le monde réel existe — et c’est pour ça qu’on veut nous voir disparaître. Mais, en ce qui concerne Célia, sachez qu’elle a grandi au milieu des livres. Si je vous invitais à entrer dans cette maison que vous voyez là-bas — ce que je ne ferai pas —, vous constateriez qu’il y a des livres partout, des livres cornés, des livres annotés, des livres lus… Célia adorait les livres. Et nous l’avons toujours encouragée à lire… Ce n’est pas pour s’échapper d’ici qu’elle avait cette ambition, ce n’est pas pour faire mieux que ses parents, c’était au contraire pour qu’ils soient fiers d’elle. Chaque fois qu’elle éprouvait le besoin de se ressourcer, de respirer un peu, elle revenait ici. Cette campagne, vous devriez la voir au printemps — c’était son endroit préféré sur Terre…
Servaz regarda la vache qui venait de prendre la place de la précédente devant la machine. Chaque fois que celle-ci essayait de lui glisser les manchons de plastique autour des pis, elle faisait un léger mouvement vers l’avant ou vers l’arrière, et les manchons se repliaient avec un claquement sec tandis que les lasers recommençaient leur lent travail de repérage. La machine avait tout son temps ; l’animal n’aurait pas le dernier mot.
— Et est-ce qu’elle entrait souvent ici ? demanda-t-il. Ou est-ce qu’elle s’en tenait à l’écart ?
Le père de Célia lui lança un regard dur.
— Célia s’était opposée à l’installation de cette machine, dit une voix féminine dans son dos. Elle disait que c’était inhumain que ces vaches restent toujours enfermées. Elle avait peut-être raison… (La femme lança à son mari un regard peu amène.) Célia était une jeune femme très intelligente. Et équilibrée. Du moins jusqu’à ce qu’elle rencontre ce type.
Servaz se retourna, la femme blonde le fixait.
— Quel type ?
— Je ne sais pas. Nous ne l’avons jamais vu. Je crois qu’il était marié. Et que c’était quelqu’un d’important. C’est pour ça qu’elle ne voulait pas en parler. Elle disait juste qu’elle avait rencontré quelqu’un. Un homme exceptionnel, à l’en croire. Du moins, au début… Avant que son humeur ne se mette à changer…