Servaz se remémora les paroles du directeur du centre social autogéré.
— Célia n’a jamais fait les conneries que font les jeunes gens à l’adolescence, dit son père. C’était une jeune fille studieuse et timide. C’est peut-être pour ça qu’elle s’est mise à les faire à l’âge adulte, et à rencontrer des types pas très nets. Elle nous en a amené un ou deux, toujours le même profil : des minables aux faux airs de durs à cuire.
Ses yeux étincelaient et Servaz comprit que la colère le rongeait comme un cancer, une colère rentrée qui était peut-être déjà là auparavant, dans sa personnalité, mais qui empoisonnait désormais son sang plus sûrement que l’arsenic depuis la mort de sa fille.
— Et puis, elle a changé… Elle est devenue une jeune femme épanouie, heureuse — pour autant qu’on sache. Elle commençait à réussir en tant qu’artiste, à ce que j’ai cru comprendre, et cela la rendait plus sûre d’elle. On s’entendait bien, tous les deux. Je n’ai… je n’avais qu’une fille, vous comprenez. Alors, Célia, je l’ai toujours chouchoutée.
Il regarda ses mains fortes et bronzées au dos desquelles courait un réseau de grosses veines.
— Elle ne nous parlait pas de ses rencontres, reprit la femme. Et on ne lui posait pas de questions. Et puis, un jour, elle a fini par lâcher le morceau. Elle avait rencontré quelqu’un. Quelqu’un de bien. Quelqu’un qui nous plairait, nous a-t-elle dit. Mais c’était trop tôt… Il y avait des obstacles, selon elle : c’est le mot qu’elle a employé. On a vite compris que le type devait être marié. On s’est dit… on s’est dit que notre petite fille avait grandi, mais que pour ça elle resterait la même, elle continuerait de se faire avoir encore et encore…
Elle s’interrompit.
— Je crois qu’à la fin elle faisait une dépression. Mais elle refusait d’en parler. Les derniers temps, elle paraissait avoir peur de son ombre. Quelque chose la terrorisait. Quelque chose ou quelqu’un… Mais jamais je n’aurai pensé qu’elle… qu’elle…
Servaz avait l’impression que le temps s’était ralenti — qu’il coulait infiniment moins vite que le lait dans les tuyaux avides du robot.
— Vous êtes sûrs qu’elle ne vous a rien dit au sujet de cet homme ?
— Elle a dit une chose bizarre, une fois. Une seule. Elle a dit que c’était un vrai cow-boy : un cow-boy de l’espace. Ou quelque chose comme ça… Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire. Mais c’était ça, Célia : elle parlait souvent par énigmes.
Servaz fixa le père de Célia en pensant à la photo dans la boîte — la photo de la station spatiale — et il tressaillit… Le père de Célia avait les yeux baissés. Quand il les releva, Servaz fut frappé par l’intensité du feu qui y brûlait.
— Si elle s’est vraiment suicidée, qu’est-ce que vous faites ici un an après ? s’enquit-il.
— Je vous l’ai dit : vérifications de routine.
— Vous foutez pas de ma gueule. Toutes ces questions, à quoi ça rime ? Vous avez rouvert l’enquête ou pas ?
— Non, monsieur. Cette affaire est classée.
— Classée ?
— Oui.
— Très bien. Alors, maintenant, vous allez me foutre le camp d’ici, inspecteur, lieutenant, commissaire — ou quel que soit votre foutu grade : vous allez me foutre le camp d’ici tout de suite.
Servaz ralentit devant l’entrée du Centre spatial, qui évoquait un péage d’autoroute surmonté d’un grand symbole représentant à l’évidence une planète et un lanceur.
Le Centre spatial était situé au cœur d’un vaste complexe scientifique et universitaire composé de laboratoires, d’écoles d’ingénieurs et d’entreprises aérospatiales, à l’est de l’université Paul-Sabatier, au sud de l’agglomération. L’endroit évoquait l’idée que Servaz se faisait d’un campus à l’américaine : des jeunes gens sur des bicyclettes — étudiants, ingénieurs ou informaticiens —, de larges avenues bordées d’arbres, de hautes antennes, des bâtiments fonctionnels et interchangeables ; il avait aussi aperçu un ou deux avions posés sur les pelouses pour la déco. Les deux gardes à l’entrée, en uniforme bleu, échangeaient des vannes ; ils avaient l’air aussi efficaces que des figurants dans une émission de télé-réalité. Il baissa sa vitre. Expliqua qu’il avait pris rendez-vous avec le directeur. Le gardien lui confisqua sa carte d’identité et lui remit en échange un badge visiteur, avec dessus le nom de la personne qu’il devait rencontrer (au cas où il aurait été tenté de s’égarer à l’intérieur), puis il fut invité à laisser sa voiture sur le parking à gauche, juste après l’entrée.
Servaz s’exécuta, coupa le moteur, descendit et promena un regard alentour. Quelques flocons voletaient dans l’air froid ; il vit de grands sapins, de hauts pylônes surmontés de projecteurs, une fusée et une énorme parabole sur la neige devant l’un des bâtiments. Toutes les façades étaient constituées de hautes lames de béton verticales séparées par d’étroites meurtrières.
Il ne nota pas la présence de mesures de sécurité particulières sur le site ; il devait pourtant y en avoir. Il se dirigea vers ce qu’on lui avait indiqué comme étant « le bâtiment des directeurs ». En face se dressait le bâtiment Fermat, qui abritait les salles de contrôle des satellites lancés par Ariane. Juste à côté se trouvait le CADMOS, le Centre d’aide au développement des activités en micropesanteur et des opérations spatiales. Quand Servaz avait appelé, il s’était présenté comme enquêteur de police judiciaire et avait demandé à parler au directeur du centre, en priant pour que ce dernier n’eût aucun contact à la PJ. Il avait expliqué qu’il enquêtait sur la mort de cette artiste, Célia Jablonka, qui avait fait de la recherche spatiale le thème d’une de ses expos. Au téléphone, le directeur lui avait confirmé que Mlle Jablonka avait bien visité le site. Il ne voyait pas trop ce qu’il pourrait apporter à l’enquête (avait-il déclaré), mais il ne voyait pas d’inconvénient non plus à consacrer à Servaz un peu de son temps — qui, toutefois, était déjà bien employé (avait-il souligné). Et non, il n’avait pas été contacté par la police avant aujourd’hui, pour quelle raison l’aurait-il été : Célia Jablonka ne s’était-elle pas suicidée ? Moins de trois minutes de conversation au téléphone et Servaz soupçonnait déjà que son interlocuteur n’était pas étouffé par la modestie. Un rapide coup d’œil à son CV lui avait appris que l’homme était à la fois diplômé de l’Ecole polytechnique, promotion 77, docteur en philosophie et titulaire d’un master of sciences de l’université de Stanford.
Le gros homme qui l’accueillit dans son bureau cinq minutes plus tard avait toutefois des petits yeux pétillants d’humour et une poignée de main amicale bien que moite.
— Je vous en prie, asseyez-vous !
Il reprit place derrière son bureau — qui était vide à part un Mac, une lampe d’architecte, quelques papiers et une maquette de lanceur — et redressa son gros nœud papillon à pois. Il couva gentiment Servaz du regard puis écarta les mains.
— Je ne sais pas exactement ce que vous attendez de moi, commandant, commença-t-il, mais allez-y : posez vos questions. Je vais tâcher d’y répondre.
Servaz décida de tourner un peu autour du pot.
— Si vous me parliez, pour commencer, de ce qui se fait ici.
Le sourire de l’homme s’agrandit.
— Le CST est le centre opérationnel du Centre national d’études spatiales. C’est ici que sont conçus, développés, mis en orbite, contrôlés et exploités les véhicules et les systèmes spatiaux dont le CNES a la responsabilité. Vous avez sûrement entendu parler des programmes Ariane, Spot, Helios… et surtout du robot Curiosity, envoyé sur Mars par les Américains ?