Servaz fit ce qu’on attendait de lui : il acquiesça.
— Eh bien, la ChemCam — la caméra laser qui se trouve au sommet du mât du robot, celle qui a déjà effectué quatre-vingt mille tirs laser sur des roches pour les analyser — est pilotée d’ici, et a été conçue ici par le CNES et l’IRAP, l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie.
Toulouse et l’espace, Toulouse et l’aéronautique… Une vieille histoire qui remontait au début du siècle dernier, aux avions de Latécoère, aux légendaires pilotes de l’Aéropostale, à Mermoz, à Saint-Exupéry : Terre des hommes, Courrier Sud, les dunes du Sahara, les lumières de Casa, de Dakar, de Saint-Louis du Sénégal — des récits pleins de mots comme Patagonie, TSF, Croix du Sud, grâce auxquels il s’évadait de sa chambre, adolescent.
— Mais vous n’êtes pas ici pour parler robots et recherche, je me trompe ?
— Vous vous souvenez de ce qui intéressait plus particulièrement Mlle Jablonka ?
Le directeur croisa les doigts sous son menton.
— Tout l’intéressait ; c’était une jeune femme curieuse et intelligente. Et très jolie aussi, ajouta-t-il au bout d’un instant. Elle voulait tout savoir, tout voir, tout photographier — bien entendu, cette dernière requête était impossible à satisfaire.
— Diriez-vous que c’était une personne dépressive ?
— Je ne suis pas psy, répondit l’homme. Et puis, je ne l’ai vue en tout et pour tout que deux fois. Pourquoi voulez-vous le savoir ?
Servaz pensa à quelque chose.
— Elle avait rencontré quelqu’un, dit-il sans tenir compte de la question. Elle avait parlé à son père d’un « cow-boy de l’espace »…
Le directeur fronça les sourcils.
— Si vous vous intéressez aux spationautes, vous faites fausse route : vous n’en trouverez pas ici. Le centre d’entraînement des astronautes européens est à Cologne — et les sièges de l’Agence spatiale européenne comme du Centre national d’études spatiales sont à Paris… Mais elle a pu contacter d’autres personnes sans passer par moi. Pourquoi vous intéresser à eux ?
— Désolé, mais je ne suis pas autorisé à vous le dire. (Il surprit avec satisfaction la petite étincelle agacée dans les yeux de son vis-à-vis.)
— Écoutez, je ne sais pas trop ce que vous cherchez — ou ce que vous imaginez —, mais ce sont des types hyperentraînés, hyperpréparés, physiquement, mentalement… Ils subissent des entraînements dont vous n’avez pas idée : la centrifugeuse, le fauteuil tournant, la table basculante… ça sonne comme des instruments de torture parce que ce sont des instruments de torture. Et ces types résistent à tout. Avec le sourire. Ils sont incroyables. Et ils subissent aussi des batteries de tests, y compris psychologiques…
— Est-ce qu’elle n’aurait pas pu en croiser un ici, d’une manière ou d’une autre ? insista Servaz en ignorant la remarque.
— Je viens de vous le dire…
Le ton du directeur était de plus en plus agacé. Il marqua pourtant un temps d’arrêt.
— Maintenant que vous en parlez… elle avait aussi été invitée à une soirée de gala que le CNES a donnée au Capitole : tout le gratin de l’aventure spatiale française était là. Je lui ai proposé de m’accompagner. Quand elle a vu tous ces mâles dominants en smoking, elle a complètement oublié qui j’étais, s’esclaffa le gros homme.
— Vous voulez dire que…
— Oui, tous les spationautes français étaient présents : les cow-boys de l’espace, comme vous dites.
Servaz le fixait. Il imagina l’humiliation du gros homme quand il avait vu cette pimbêche délaisser son brillant intellect pour les muscles et les sourires éclatants de ces messieurs. Ses pulsations s’accélèrent.
— Vous avez la date de ce gala ?
Le directeur décrocha son téléphone et échangea quelques mots avec sa secrétaire, puis il attendit la réponse.
— 28 décembre 2010, répondit-il en raccrochant. Si vous cherchez un astronaute, eh bien, vous allez être servi. Ce soir-là, ils étaient tous là. Vous n’aurez que l’embarras du choix.
Le soir descendait sur Toulouse, bien qu’on fût à peine aux deux tiers de l’après-midi. 31 décembre. La ville était illuminée comme un sapin de Noël. Sous son plafond de nuages, le soleil saignait à l’ouest comme un cœur blessé — et le vent glacial des steppes polonaises se mit à souffler jusqu’à lui.
Pourquoi es-tu revenue dans ma vie ? songea-t-il. Je t’avais oubliée.
Tu ne m’avais pas oubliée.
Mais tu es morte.
Oui.
Ton visage, je l’oublie déjà.
Comme tu oublieras tout le reste.
C’est donc ça ? Toutes ces paroles prononcées. Toutes ces promesses. Tous ces baisers, tous ces instants partagés, tous ces gestes, toutes ces attentes, tout cet amour — il n’en restera rien ?
Rien.
Alors, à quoi bon vivre ?
À quoi bon mourir ?
Tu me le demandes ?
Non.
Il regarda les piétons, hâves et pressés, les guirlandes, les décorations de Noël, les jolies filles emmitouflées qui riaient aux terrasses : leurs rires se tairaient, les guirlandes s’éteindraient, les jolies filles vieilliraient, se couvriraient de rides et mourraient. Il composa le numéro de l’hôtel de ville.
— Allô ?
Une voix de femme. Il se présenta. Expliqua qui il était et parla de la soirée de gala du 28 décembre 2010.
— Et après ? dit la femme avec un zeste de suffisance bureaucratique.
— Est-il possible que vous ayez gardé trace de la liste des invités ?
— Vous plaisantez ?
Il refréna l’envie de lui balancer une remarque bien sentie.
— J’en ai l’air ?
— Désolée, mais ce n’est pas de ma compétence. Je vais vous passer quelqu’un qui pourra peut-être vous renseigner…
— Merci, dit-il en notant le « peut-être ».
Il patienta sur la musique de Mozart.
— Qui vous a envoyé ici ? l’agressa d’emblée la deuxième personne — comme s’il s’était rendu coupable de quelque mauvaise action.
— Votre collègue… Elle m’a dit que vous pourriez peut-être…
— Je vous jure. Il y a des fois où on se demande si les gens se rendent compte… J’ai du travail, moi…
Pas moi, pensa-t-il, je n’ai que ça à faire… Mais il ne dit rien. Il lui fallait cette info.
— Écoutez, je vais quand même vous passer quelqu’un. Mais je ne sais pas si elle est là. On est tout de même le 31 décembre, pas vrai ?
Super. Merci. Bon réveillon…
Nouvelle musique, nouvelle attente.
— Oui ? dit une troisième voix.
Servaz exposa, sans plus d’illusions, l’objet de son appel.
— Ne quittez pas. Je vais vous trouver ça.
Il se redressa. La voix était ferme et décidée. Il entendit son interlocutrice bouger, appeler quelqu’un d’autre d’un ton autoritaire. Reprit espoir. Après tout, c’était pareil dans la police, il y avait tout de même des fonctionnaires compétents et zélés. Il écouta les pas revenir quelques minutes plus tard.
— Désolée, mais ce n’est pas ici. Je vais vous passer quelqu’un.