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Il allait renoncer et couper la communication quand une petite voix menue lui répondit.

— Oui ? Allô ? Allô ?

Il hésita. À quoi bon ? La petite voix insistait.

— Allô !

Il lui resservit son laïus d’un ton las.

— Euh… la liste des invités du 28 décembre 2010 ? répéta après lui la petite voix, très peu sûre d’elle-même.

— Oui. Vous voyez de quelle soirée je veux parler ou pas ?

— Bien sûr. J’y étais. La soirée des spationautes…

Un minuscule espoir.

— C’est ça.

— Je vais voir si je peux vous trouver ça. Vous restez en ligne ou vous préférez rappeler ?

Il pensa à la difficulté qu’il avait eu à obtenir un interlocuteur. Se dit que, s’il raccrochait, il n’aurait pas le courage de rappeler.

— Je reste en ligne.

— Comme vous voudrez…

Au bout de dix minutes, il commençait à se demander si la personne ne l’avait pas oublié et n’était pas partie fêter le réveillon en laissant son téléphone décroché sur un coin du bureau quand il l’entendit :

— Je l’ai ! triompha-t-elle.

— Vraiment ?

— Oui. On a tout archivé. Y compris les photos.

— Les photos ? Quelles photos ? (Il réfléchit à toute vitesse.) Ne bougez pas… j’arrive, décida-t-il soudain.

— Quoi ? Maintenant ? Mais c’est que… je finis dans une demi-heure et c’est le… le réveillon, ce soir !

— Je suis à cent mètres de chez vous. Et je n’en ai pas pour très longtemps. C’est très important, ajouta-t-il.

La petite voix se fit encore plus diaphane.

— Dans ce cas.

24.

Voix

Il était 19 h 46, ce 31 décembre. Il faisait moins de deux degrés, mais elle avait quand même ouvert la porte-fenêtre de sa chambre d’hôtel et les bruits montaient de la place dans le soir. De son lit, elle pouvait admirer, au-delà de la balustrade, les illuminations sur la façade de l’hôtel de ville, perpendiculaire à celle de l’hôtel. Grand Hôtel de l’Opéra. 1, place du Capitole. Cinquante chambres, deux restaurants, un Spa avec sauna, un hammam et un salon de massage en plein cœur de la ville. La sienne était rouge : murs rouges, fauteuil rouge, sol rouge — seuls le plafond, le lit et les portes étaient blancs.

Iggy avait reniflé l’endroit jusqu’au moindre recoin — l’entrée, la salle de bains —, se cognant aux montants des portes car il n’avait toujours pas pris la mesure de sa collerette, puis, quand il en avait eu assez, il s’était endormi sur la parure de lit.

Elle-même s’était assoupie — après avoir vidé ses deux valises — lorsqu’elle s’était sentie en sécurité et que la tension des dernières heures était enfin retombée. C’était sa mère qui lui avait trouvé cet endroit : « Prends une chambre au Grand Hôtel de l’Opéra, le directeur est un ami. » Elle lui avait fait promettre de ne rien dire à son père. Il avait toutefois fallu qu’elle lui fournisse une explication plausible — sa mère n’étant pas femme à se contenter d’échappatoires. La sienne s’était résumée à ceci : un cambrioleur avait pénétré par effraction pendant qu’elle dormait dans son appartement et elle ne s’y sentait plus en sécurité. « Tu as prévenu la police, je suppose ? » Elle avait menti. Puis ajouté qu’il ne s’agissait que d’une question de quelques jours, le temps qu’elle fasse changer les serrures. Ses parents étaient venus deux fois chez elle depuis qu’elle y habitait — il y avait peu de chances pour que sa mère veuille vérifier…

Les voix de bronze de Saint-Sernin et des autres églises retentirent ; le concert monotone de la circulation montait sous ses fenêtres, traversé par des solos de cris et de rires et — de temps en temps — par la note discordante d’un klaxon impatient. Elle fixa le ventilo au plafond. Les cloches sonnaient, vibrantes et ferventes. Elle percevait aussi des bribes de musiques plus païennes, flottant comme des lambeaux de joie parmi les bruits du soir. Elle entendait le cœur de la ville battre. Toute cette vie qui l’animait. Toute cette vie et cette joie qui lui étaient désormais inaccessibles.

Pourquoi Léo ne l’appelait-il pas ?

N’y tenant plus, elle sortit son mobile et le chercha dans ses contacts. Elle écouta la sonnerie retentir à quatre reprises avant que le répondeur ne se déclenche. Et merde ! Furieuse, elle coupa la communication et relança aussitôt l’appel. Cette fois, il décrocha à la deuxième sonnerie.

— Christine…

— Oui. C’est moi. Désolée de te déranger, tu es sûrement chez toi, mais je me demandais si tu avais essayé de me joindre, mon portable était déchargé, mentit-elle, et…

— Non, je n’ai pas essayé.

Elle sentit son estomac se nouer. Sa voix était distante, froide, peu concernée — ou c’était une impression ?

— Et c’est tout ? s’enquit-elle. Tu n’as aucune nouvelle ?

— Christine, tu sais que je ne peux pas te parler, là, dit-il à voix basse.

— Qui c’est ? lança à distance une voix de femme qu’elle crut reconnaître — elle avait rencontré l’épouse de Léo, une fois, dans une soirée ; elles avaient même fraternisé.

— C’est rien. C’est au sujet de ce voyage dont je t’ai parlé !

— Les enfants ! lança la même voix. Les enfants, allez vous préparer !

— Quand est-ce qu’on se voit ? demanda-t-elle. Tu as pu joindre ce détective ?

Un silence.

— Écoute, ce n’est pas le moment… Qu’est-ce que ça a donné avec la police ?

Devait-elle lui dire la vérité ? Plus tard. Elle ne voulait pas lui parler de la fausse agression de Cordélia maintenant — elle n’était pas sûre de ce qu’il en penserait.

— Rien, mentit-elle. J’ai eu l’impression qu’ils ne me croyaient pas…

De nouveau, un long silence.

— J’ai besoin de te voir, ajouta-t-elle, en frissonnant à cause de l’air froid qui soulevait les rideaux — comme un envol dans la chambre — mais pas seulement.

— Christine… il faut que je réfléchisse… j’ai parlé à ce détective, celui qui me doit un service… Il a trouvé des choses sur toi.

Elle déglutit.

— Quelles choses ? Tu lui as dit de mener une enquête sur moi ?

— Que tu as fait l’objet d’un suivi psychiatrique à l’adolescence. Que tu as agressé ton médecin de famille…

— J’avais douze ans !

— Il a aussi activé ses contacts dans la police : il y a cette fille que tu as également agressée… Je suis au courant.

— Ce n’est pas moi !

— Il faut que je réfléchisse, répéta-t-il. C’est moi qui te rappellerai. Fais attention à toi.

Il avait raccroché. Elle sentit la fureur l’inonder et elle appuya de nouveau sur la touche d’appel. Il n’allait pas s’en tirer comme ça ! Elle avait le droit de s’expliquer. Bon Dieu, c’était injuste : tout le monde avait le droit de se défendre ! Il la connaissait, non ? Ils avaient couché ensemble une bonne centaine de fois ! Le répondeur se déclencha.

C’était l’été de sa douzième année, le soir du 23 juillet 1993. Cet été-là — cet été de cauchemars et de fantômes —, elle avait contracté une mononucléose qui l’avait laissée dans un état d’épuisement tel qu’elle se traînait au fond de son lit — la plupart du temps en proie à des fièvres plus ou moins fortes qui faisaient mijoter son corps dans des suées tièdes, le cou et les aisselles gonflés de ganglions, le crâne pris dans l’étau de maux de tête à répétition. L’augmentation des globules blancs dans son sang — et surtout des complications bronchiques — avait amené le médecin de famille à lui faire une injection chaque soir avant le coucher. Après quoi, sa mère éteignait la lumière. Ces nuits de fièvre étaient marquées par des cauchemars extravagants — et elle avait fini par craindre le moment où sa mère tournait l’interrupteur et où les ténèbres s’abattaient. Tout comme elle s’était persuadée que les mystérieuses injections du docteur Harel étaient à l’origine de ses cauchemars.