Mais, en ce soir du 23 juillet, ce n’était pas sa mère qui avait éteint la lumière : elle était partie au chevet de sa propre mère malade. C’était son père qui s’en était chargé. « Dors bien, ouistiti », avait-il dit — comme s’il ignorait tout de ses cauchemars et de ses fièvres — avant d’éteindre et de refermer la porte.
Dans le noir, elle avait senti son cœur battre la chamade, enveloppée par une terreur absolue.
Puis elle avait entendu des voix en provenance de la piscine, dans son sommeil, sous sa fenêtre. Les voix chuchotaient, mais la température était montée à plus de 30 °C la nuit et la fenêtre était entrouverte. Ou bien peut-être qu’elle rêvait, tout simplement. Peut-être était-ce le rêve d’un rêve — car il y avait quelque chose d’irréel dans ces voix et dans le froissement nonchalant, presque languide, des palmiers dans la brise.
Elle s’était rendu compte que l’obscurité n’était pas si totale : on avait dû allumer la piscine, en bas. Elle avait prêté l’oreille et elle l’avait alors perçu : le clapotis de quelqu’un qui nageait. Elle avait tourné son visage hâve et fiévreux vers le radioréveil. Minuit. Sa joue contre l’oreiller humide de sueur nocturne. Un soleil brûlant dans le crâne. Et, de nouveau, elle les avait entendues : les voix chuchoteuses, les voix mystérieuses. Les voix dans la piscine l’attiraient. Mais la piscine, la nuit, était un lieu différent du jour : un lieu inaccessible et dangereux — un lieu interdit. Son eau profonde brillait d’une clarté quelque peu perturbante dans le noir, rectangle lumineux qui passait du bleu pâle au rouge plus dense et au vert tendre derrière les vitres du salon. Elle repoussa néanmoins le drap. Sortit sur la mezzanine : personne en bas, dans le séjour, et pourtant toutes les lampes étaient allumées — elle descendit…
La piscine l’attirait. Les voix l’attiraient. Dans son jeune cerveau enfiévré, des associations libres et inconscientes — eau, feu, poissons, angoisse, nausée, désir… — naissaient, se formaient. La piscine était un fantasme singulièrement attirant, mais aussi intolérable et refoulé. Pieds nus, elle traversa le séjour en direction de la porte coulissante qui donnait sur le patio. L’ouvrit très doucement. Elle pénétra ainsi dans la nuit chaude et étoilée. Et un frisson courut, de plaisir et de trouble mêlés, sur sa peau. Devant elle s’étendait la surface illuminée et clapotante. Quelqu’un s’y baignait. Une silhouette découpée par les lampes allumées au fond du bassin. Elle la reconnut d’emblée : sa sœur Madeleine. Maddie nageait au milieu des vaguelettes irisées, sur le dos, ses cheveux ondoyant autour de sa tête comme des algues. Entièrement nue… L’espace d’un instant, Christine aperçut le triangle soyeux entre ses jambes.
— Maddie ?
Sa grande sœur se redressa et se tourna vers elle en agitant les bras.
— Christine — qu’est-ce que tu fais là ? Tu sais l’heure qu’il est ?
— Maddie, qu’est-ce que tu fais ?
L’air tremblait au-dessus de la piscine ; il sentait le chlore, une odeur qui lui chatouillait les narines, et il était rempli d’un ballet luminescent de lucioles. Elles se livraient à une danse scintillante et Christine, à douze ans, ressentit la force hallucinatoire de cette image : Madeleine nue dans la piscine et les lucioles dansant autour d’elle.
— Va-t’en, Christine ; va-t’en d’ici. Retourne dans ton lit !
— Maddie, qu’est-ce que tu fais ?
— Tu as entendu ? Je t’ai dit de retourner te coucher !
La violence — et la détresse — de la voix de sa sœur la cingla, mais l’enchantement — ou peut-être le rêve — la clouait au sol.
— Maddie…
Elle allait se mettre à pleurer. Il y avait, dans cette nuit d’été étrangement enchantée, quelque chose de profondément sinistre et déplaisant. Elle ressentait comme une perturbation, un dérèglement qui l’étourdissait. Ce devait être un rêve — car elle eut l’attention attirée par autre chose sur sa droite, à l’autre bout du bassin. Une ombre… Elle sinuait et ondulait souplement à la surface de l’eau et, de nouveau, les associations entrèrent en action. Serpent, venin, danger… Christine se sentit devenir glacée. Un serpent nageait à la surface de l’eau, en direction de sa sœur. Elle voulut la prévenir du danger, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle était trop terrifiée, la peur l’avait rendue aphone. Le serpent sombre ondulait, mais, curieusement, il faisait du surplace, sa queue toujours reliée au bord de la piscine. Puis elle comprit que ce n’était qu’une ombre. L’ombre d’une ombre : celle de la silhouette qui se tenait debout au bord du bassin, immobile, à l’autre extrémité de la piscine. Elle ne voyait pas son visage — mais elle le reconnut. Reconnut ses épaules, reconnut son torse, son allure…
— Papa ? dit-elle.
L’ombre ne bougea pas. Ne dit rien.
Ça ne pouvait être lui, cependant : papa dormait là-haut, dans sa chambre. C’était quelqu’un qui lui ressemblait. Quelqu’un de son âge… Il était nu, lui aussi. Cette révélation l’oppressa étrangement, la mit profondément mal à l’aise.
Que faisait Maddie nue dans la piscine avec un homme de l’âge de papa, nu également ? Elle eut l’impression que la pression à l’intérieur de son crâne allait le faire exploser. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas envie de savoir. Elle était étendue sur son lit, elle rêvait. Malade de peur. De fièvre. D’angoisse. Mais le rêve refusait de finir. Le rêve s’attardait. Il était comme ces films qui durent trop longtemps, comme un manège dont on voudrait descendre quand il reste encore deux tours.
— S’il te plaît, Chris, retourne te coucher. J’arrive tout de suite.
La voix de Madeleine : suppliante, immensément triste. Christine avait alors fait demi-tour et pénétré dans le séjour, remonté lentement dans sa chambre d’un pas de somnambule. Derrière elle, les chuchotements avaient repris et elle avait perçu un grand plouf. La piscine est un lieu dangereux et interdit la nuit : son papa le lui avait souvent répété.
Le lendemain, la fièvre était encore montée. 39,5 °C. Les cheveux collés au front, les joues brûlantes, la sueur, l’asthénie musculaire et mentale, les draps moites entortillés en permanence autour des jambes. Le docteur Harel avait ouvert sa boîte à seringues. Elle avait dit non, qu’elle ne voulait pas de piqûre. Il avait souri — allons, allons, tu es une grande fille maintenant. NON, avait-elle répété, avec l’impression que les yeux lui jaillissaient de la tête à cause de la fièvre. NON. Sois raisonnable, avait dit son père avant de la laisser seule avec le docteur — son père et sa mère avaient ouvert la porte de sa chambre à la volée quelques secondes plus tard, quand ils avaient entendu le toubib hurler de douleur, l’aiguille fichée dans la cuisse.
Après, il faut bien l’admettre, elle était devenue dingue. Elle avait hurlé. Craché. Griffé. Et, quand son père avait voulu la calmer, elle l’avait mordu. C’était le docteur Harel qui leur avait conseillé ce psychiatre.