Comment Léo pouvait-il se contenter de la version des flics ? se demanda-t-elle. Comment pouvait-il se baser sur des faits qui avaient eu lieu vingt ans auparavant ? Ils avaient été amants pendant deux ans. Est-ce que ça ne comptait pas ? Est-ce qu’il n’aurait pas dû au moins écouter sa version des faits ? Qui étaient tous ces gens qui passaient dans notre vie, exigeaient notre attention, notre amour — et puis, soudain, la quittaient ? Comme on ferme un magasin, comme on dépose le bilan. (C’est toi qui l’as quitté, je te rappelle, fit valoir la petite voix.) Si elle ne pouvait s’appuyer sur Léo, qui lui restait-il ? Max, ce poivrot au gosier assoiffé ? Pitié !
Les cloches dehors avaient cessé de sonner. Elle se leva pour fermer la croisée, l’atmosphère était glaciale dans la chambre. Des piétons emmitouflés en bas sur la place, dans les illuminations de Noël. Elle aperçut un homme seul parmi la foule, la quarantaine, une bouteille de champagne à la main. Aussi solitaire qu’elle…
Qui d’autre ? Personne… Elle était seule — aussi seule qu’on peut l’être : cette fois, c’était sûr.
25.
Contrepoint
Un soir de 31 décembre, Servaz fit son entrée dans la cour Henri-IV de l’hôtel de ville de Toulouse, par la grande porte de bois qui donne sur la place du Capitole. Tandis qu’il s’avançait sur le pavé parmi les touristes et les fêtards, il se fit la réflexion, en voyant les guirlandes multicolores qui illuminaient l’édifice, que le roi galant et festoyant n’aurait sans doute pas désapprouvé ces excès. Sous sa statue, une inscription avait été ajoutée à la Révolution : « Vivant, le peuple entier l’aima. Il le pleura quand il fut enlevé. » Servaz ne put s’empêcher de sourire. Comme toujours, ceux qui réécrivaient l’Histoire a posteriori le faisaient à la truelle : de son vivant, Henri IV avait été l’un des rois les plus haïs, son effigie brûlée, son nom associé à l’Antéchrist. Et, s’il fut finalement occis par Ravaillac, il y eut une bonne dizaine de tentatives d’assassinat avant celle-là. Mais, comme d’habitude, les mensonges avaient la vie dure. Il traversa la cour jusqu’à une double porte vitrée coulissante, prit à droite à l’intérieur — jusqu’à une belle grille en fer forgé suivie immédiatement d’une haute porte en bois qui s’ouvrait en dessous d’un écriteau clamant en grosses lettres dorées : SERVICE DES ÉLECTIONS ET DES FORMALITÉS ADMINISTRATIVES. Son guide l’attendait au-delà : une petite femme aussi large que haute curieusement vêtue d’un ample survêtement violet. Elle le conduisit au pas de charge à travers un dédale de couloirs et de bureaux nettement moins pompeux, poussa une porte, et il pénétra derrière elle dans un tout petit espace où trônait un ordinateur. Elle lui montra l’écran.
— Tout est là, dit-elle. Les photos de la soirée du 28 décembre 2010. (Elle désigna une chemise cartonnée.) Et la liste des invités est là-dedans.
Il pointa un doigt vers les rangées de clichés sur l’écran.
— Il y en a combien ?
— Environ cinq cents.
— Cinq cents ?
Il montra le siège.
— Je peux m’asseoir ?
Elle jeta un coup d’œil inquiet à sa montre.
— Ça va vous prendre combien de temps ?
— Aucune idée.
Elle parut un brin contrariée par cette réponse.
— Dites… j’aimerais bien être à l’heure au réveillon, moi…
La nuit était tombée depuis longtemps à l’extérieur et, dans la petite pièce, seule une lampe combattait la pénombre grandissante.
— Si vous voulez, je fermerai, suggéra-t-il.
— Non, je ne peux pas faire ça. C’est vraiment important ?
Il hocha la tête gravement, en la regardant droit dans les yeux.
— Et urgent ?
Il la fixa du même air sévère. Elle secoua la tête, abattue. Sa silhouette enveloppée d’ouate violette pivota sur ses petits pieds chaussés de baskets fluo jaune et orange.
— Très bien, faites ce que vous avez à faire. Vous voulez un café ?
— Noir et sans sucre, merci.
Une demi-heure plus tard, il déchantait : plus de deux cents invités, sans compter les extras — et le photographe avait fait du zèle : il avait mitraillé à tout-va. Personne ne s’était visiblement donné la peine de faire le tri, à moins qu’il n’eût conservé qu’un ou deux clichés pour la presse locale et oublié les autres dans le ventre de cet ordinateur.
Les mêmes visages revenaient très souvent, d’autres n’apparaissaient qu’une fois et encore : flous et lointains, quasiment hors champ. Tout le gratin de l’aventure spatiale était là, à en croire la liste, à commencer par le directeur du Centre spatial de Toulouse, que Servaz aperçut sur plusieurs clichés, et celui du CNES. Il y avait aussi des journalistes locaux et nationaux, des invités de tous horizons, le maire, un député et même un ministre. Bien sûr, il n’eut aucun mal à identifier Célia Jablonka ; la jeune femme était ravissante dans sa robe de soirée qui laissait son dos nu, sa nuque mise en valeur par un chignon piqué de petites perles roses, avec des mèches libres savamment disposées sur les côtés, une coiffure élaborée qui avait dû lui coûter pas mal de temps au salon. Peu de femmes pouvaient rivaliser et le photographe avait sans doute trouvé qu’elle captait bien la lumière — ou qu’elle était une bonne publicité pour la soirée — car il l’avait abondamment shootée.
Le problème, c’est qu’elle avait discuté avec pas mal de monde.
Le deuxième angle d’attaque de Servaz, c’étaient les fameux cow-boys de l’espace ; le boys band galactique. Il avait la liste sous les yeux et les photos sur l’écran et il pensait être parvenu à repérer les treize spationautes présents sans toutefois pouvoir faire correspondre chaque nom avec un visage. Des types souriants, la mâchoire carrée, l’œil vif, l’air aussi sains que des surfeurs californiens. Tous vêtus du même costume, un peu comme les joueurs d’une équipe de sport collectif en tournée officielle. Une fois les visages imprimés dans sa mémoire, il revint aux clichés de Célia. Elle avait discuté avec trois d’entre eux. Du moins sur les photos. Rien ne garantissait qu’une jolie fille comme elle n’ait pas été approchée par d’autres en l’absence du photographe. Avec le premier, elle n’apparaissait qu’une seule fois. Avec le deuxième, la conversation avait dû durer un peu plus longtemps, car il y avait deux clichés ; son interlocuteur avait dans la quarantaine et il déployait tous ses charmes à son intention. Célia y répondait — mais sans plus. Avec le troisième, elle avait été photographiée en trois endroits différents de la salle et leurs visages s’étaient nettement rapprochés sur le dernier cliché. Servaz sentit son pouls s’accélérer. Il se passait quelque chose sur cette photo… Le photographe avait zoomé et surpris Célia sous un angle qui montrait ses pupilles dilatées et toute son attention accaparée par son vis-à-vis. En outre, elle s’était suffisamment rapprochée pour que cet échange prît un tour plus intime. Une question de proxémie, la distance physique qui sépare les individus dans une communication. Tout espace est partagé, il n’y a pas de territoire neutre. Que ce fût Célia ou le spationaute qui eût fait le premier pas, l’un comme l’autre avaient finalement accepté une distance à la frontière entre la sphère personnelle et la sphère intime — loin en tout cas de la simple sphère sociale.