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Il se rejeta contre le dossier de son siège, les mains derrière la nuque. Et après ? Qu’est-ce que ça prouvait ?

L’employée municipale choisit ce moment pour passer la tête par la porte.

— Vous avez fini ?

Il regretta d’avoir été surpris dans cette pose décontractée et se remit aussitôt en position de travail, le nez à quelques centimètres de l’écran.

— Pas encore. Accordez-moi encore un peu de temps…

— Vous ne réveillonnez pas, commandant ?

— Euh, si… Il est si tard que ça ?

— Dix-neuf heures.

— Ah, oui. Quand même.

Il la rappela.

— Euh… Cécile, c’est ça ?

Le visage rond aux cheveux bouclés réapparut.

— Oui ?

Il pointa un doigt vers l’écran.

— Ce visage, là, il m’est familier. Vous savez qui c’est ?

Elle se déplaça dans l’espace exigu avec la même précision millimétrique que précédemment, comme si elle possédait un radar ou un sonar intégré, et se pencha sur l’écran.

— Vous ne regardez jamais la télé ? dit-elle.

— Je n’aime pas la télé.

Elle le jaugea avec l’air de se demander s’il plaisantait.

— C’est Léonard Fontaine.

Et, comme il haussait un sourcil :

— Le spationaute.

Il se fendit d’un sourire contrit.

— Ah oui, bien sûr.

Il nota le nom.

— Vous êtes marié, commandant ?

— Divorcé, répondit-il. Un cœur à prendre.

Elle éclata de rire et regarda de nouveau sa montre.

— Je vais aller chercher une clé USB et je vais vous mettre toutes ces photos dessus. Comme ça, vous pourrez les regarder autant que vous voudrez. Et vous pouvez emporter la liste. Ça m’étonnerait que quelqu’un d’autre la demande… Je suis désolée, mais je dois fermer les bureaux.

Un air de fête dans toute la ville. Il n’avait pas envie de retourner à la maison de repos. Pas plus que de se retrouver quelque part coincé avec des inconnus qui lui taperaient sur l’épaule au milieu des confettis et des serpentins pendant que leurs femmes insisteraient pour le faire danser.

Il savait cependant que s’il rentrait au centre, ce serait pire : personne ne l’appréciait — et il se retrouverait seul dans un coin, à l’écart, traité comme un pestiféré pendant que les autres feraient la chenille, danseraient ou se trémousseraient. Il y aurait forcément un imbécile qui, à un moment ou à un autre, se mettrait à le détester et à penser qu’il n’était qu’un sale con méprisant et il inviterait les autres à rire à ses dépens — jusqu’au moment où Servaz se lèverait pour lui casser la figure, ce qui mettrait fin à la fête. Mieux valait boire seul que mal accompagné. Il avait acheté une bouteille de champagne avec des flûtes en plastique qu’il avait toutes jetées dans une poubelle sauf une, et il se resservit tout en se déplaçant à travers la vaste esplanade noire de monde. Autour de lui, des couples se pressaient dans la nuit glaciale en manteaux d’hiver par-dessus leurs tenues de soirée, qui avec une bouteille, qui avec un cadeau. Des femmes lui lançaient des regards surpris, en se demandant manifestement comment un homme comme lui pouvait être seul à boire une nuit comme celle-là ; des hommes les entraînaient par le coude en haussant les épaules, contents de ne pas être à sa place.

Il s’asseyait sur un banc du square Charles-de-Gaulle, au pied du donjon, quand son téléphone vibra dans sa poche. Il répondit sans vérifier l’identité de l’appelant — ce qui prouvait bien que, s’il n’était pas ivre, il n’était déjà plus dans son état normal.

— Tu es où, Martin ?

La voix de Vincent… Un fantôme de sourire flotta un instant sur ses lèvres.

— Je sors de la mairie, dit-il, tout en calculant qu’il s’était bien écoulé une heure et demie depuis qu’il avait libéré la fonctionnaire municipale au survêtement violet et aux baskets fluo.

— De la mairie ? À cette heure-ci ? Qu’est-ce que tu faisais là-bas ?

Il ne répondit pas, l’attention distraite par un sans-abri qui guignait sa flûte à moitié pleine. Servaz lui fit un clin d’œil et la lui tendit.

— Bonne année, mon pote ! lui lança le vagabond en s’en saisissant.

— Avec qui tu es ?

— Personne… Tu ne réveillonnes pas ? demanda-t-il à son adjoint.

Question idiote s’il en était.

— C’est à ce sujet que je t’appelle. C’est Charlène qui a insisté pour que je le fasse. Mais ça me ferait plaisir à moi aussi, hein ? On organise un petit réveillon entre amis, ils doivent arriver d’une minute à l’autre. Pourquoi tu ne viendrais pas te joindre à nous ?

— C’est gentil, mais…

— Écoute, Charlène me fait de grands signes, je te la passe. J’espère que tu viendras, ajouta son adjoint. Tu ne vas quand même pas passer le réveillon dans cet endroit sinistre, Martin ? Ou alors tu as un rencard…

Il y avait de la musique derrière, un de ces groupes de rock que Vincent affectionnait. Non : un truc plus sirupeux, une nana qui miaulait comme un chat sur la queue duquel on a marché — sans doute un choix de Mégan, leur fille de dix ans.

— Martin ?

Une voix chaude et onctueuse comme une gorgée de Baileys Irish Cream.

— Salut, dit-il.

— Comment tu vas ?

— On ne peut mieux.

— Pourquoi tu ne viendrais pas ? dit-elle à voix haute. On serait ravis de t’avoir : ton filleul te réclame, tu sais. (Elle avait dû s’éloigner un peu, car elle baissa soudain la voix.) Viens. S’il te plaît…

— Charlène…

— Je t’en prie. On n’a pas eu le temps de beaucoup discuter ces derniers mois. Te revoir, ça m’a… J’ai envie de te voir, Martin. J’en ai besoin. Je te promets que je serai sage, gloussa-t-elle.

Il devina qu’elle avait bu. Il coupa la communication, éteignit l’appareil. L’estomac noué, il éleva la bouteille de champagne vers ses lèvres — mais arrêta son geste en pensant aux policiers alcooliques qui hantaient le centre. Il regarda une nouvelle fois la bouteille : il avait oublié à quel point l’alcool pouvait le déprimer. Il se leva lentement. Regarda le groupe des SDF assis par terre de l’autre côté de l’allée. Celui à qui il avait offert la flûte l’avait encore en main — vide. Il l’éleva dans sa direction en lui souriant. Les autres accompagnèrent son regard et tous hochèrent la tête pour le saluer courtoisement, les yeux plus ou moins fixés sur la bouteille de champagne, dont il ne leur avait pas échappé qu’elle était encore pleine aux deux tiers.

Servaz s’approcha d’eux et la leur tendit.

— Bon réveillon, dit-il.

Son geste fut salué par des applaudissements et des hourras.

— Hé, t’aurais pas aussi une clope, mec, tant qu’t’y es ? lui lança sur un ton mi-provocant, mi-hostile un gamin qui devait être le bagarreur de la bande — un jeune gars avec un visage émacié et pâle et des yeux luisants d’une inépuisable colère.

Il avait un anneau à l’arcade sourcilière droite et un autre autour de la lèvre inférieure, plus trois autres piercings à l’arcade gauche, dans le nez et dans la joue et une demi-douzaine d’anneaux dans les oreilles. Servaz sortit de sa veste le paquet qu’il gardait toujours par-devers lui mais ne fumait jamais et le lui tendit.

— Merci, lâcha le gamin du bout des lèvres.