— Pas de quoi, dit-il sur le même ton en soutenant son regard.
Le jeune homme finit par baisser les yeux. Servaz prit la direction du parking souterrain où il avait laissé sa voiture.
Il éteignit ses phares en entrant sur celui de la maison de repos. Il ne voulait surtout pas qu’Élise ou l’un des PAMS le repère et fasse le forcing pour le convaincre de se joindre à la fête. Il referma sa portière aussi doucement que possible, mais il ne risquait pas d’être entendu : la musique jaillissait du bâtiment à plein volume. Il y avait de la lumière à toutes les fenêtres du rez-de-chaussée, et il vit des silhouettes s’agiter derrière.
Il s’avança sur la pointe des pieds, bien que la neige étouffât ses pas, jusqu’au hall — qu’il traversa en rasant les murs. Ici, la musique était assourdissante. Des rires, des applaudissements, des exclamations. Il fila silencieusement dans l’escalier sans allumer la lumière. Même une fois la porte de sa chambre refermée, les basses continuèrent de traverser les murs. Servaz consulta sa montre. Sept minutes avant minuit. Bon, il ne parviendrait pas à dormir, de toute façon. Aussi alluma-t-il son ordinateur et ouvrit-il sa messagerie. Il vit tout de suite le message… Il avait été expédié par un certain malebolge@hell.com. Une référence évidente. Dante. La Divine Comédie. Tu aurais pu faire preuve d’un peu plus d’imagination, songea-t-il. Ses poils ne se hérissèrent pas moins comme de la limaille de fer sur un aimant quand il ouvrit le mail :
Tu avances, commandant ? Je t’ai donné pas mal d’indices pourtant. Tu te ramollis, commandant.
Ses traits éclairés par l’écran. Le cœur cognant. Fouetté à la fois par le tutoiement et par la familiarité du ton, par son côté directif aussi. Il contemplait le mail. Quelqu’un d’autoritaire, d’impatient — de tyrannique même. Quelqu’un qui savait mais qui jouait avec lui comme le chat avec la souris. Pour quelle raison ? se demanda-t-il. Si cette personne, quelle qu’elle fût, avait un intérêt à ce que cette affaire soit résolue (à supposer qu’il y eût quelque chose à résoudre), pourquoi ne pas livrer toutes les informations dont elle disposait une bonne fois pour toutes, au lieu de jouer avec lui de la sorte ? Encore une fois, il pensa à quelqu’un tenu par le secret professionnel : médecin, flic ou avocat… Mais il y avait quelque chose d’autre dans le ton de ce message : une impression tenace…
Ou bien…
Oui, bien sûr… C’était lui… Lui qui avait poussé Célia au suicide. Et qui le mettait à présent au défi de le trouver. La gorge sèche, il eut l’impression que cette idée s’enfonçait dans son crâne comme un foret… Était-ce une possibilité ou bien, encore une fois, échafaudait-il des hypothèses farfelues pour meubler son ennui ?
La respiration de plus en plus rapide, il se leva dans la pénombre et alla plonger une main dans la poche de sa veste suspendue pour y récupérer la clé USB que lui avait confiée Cécile. Il la brancha. Son ordinateur mit un temps infini à télécharger les cinq cents photos. Tout à coup, en bas, le son de la sono gagna encore en intensité et il entendit l’écho lointain de cris et d’applaudissements nourris. Il consulta sa montre dans la lueur de l’écran. Minuit. Une nouvelle année… Il se demanda s’il aurait retrouvé son poste avant qu’elle s’achève — et s’il aurait guéri. Brusquement, il se souvint qu’il avait éteint son portable après avoir raccroché au nez de Charlène et pensa à Margot. Il se précipita vers sa veste, s’empressa de le rallumer. Il avait un message enregistré et un texto… La voix de Margot sur le premier : Bonne année, papa. J’espère que tu vas bien. J’essaierai de passer te voir cette semaine. Prends soin de toi, mon petit papa. Je t’aime ! Il y avait de la musique et des voix derrière et il se demanda si Margot était avec sa mère ou avec des amis. Le texto émanait de Charlène. Bonne année, Martin. Tu aurais dû venir… j’espère que tu t’amuses, au moins. À bientôt… Il le relut mais ces mots-là glissèrent sur lui, il avait déjà l’esprit ailleurs.
Il revint s’asseoir à la table. Mit en route le diaporama. Les visages défilèrent de nouveau. Des dizaines de visages. Parmi lesquels ceux des spationautes et de Célia, et aussi du directeur du Centre spatial et du maire. Tous en grande conversation. Une foule de visages. Comment faire le tri ? Comment trouver celui qui avait de l’importance ? Puis il s’attarda sur le cliché qui avait capté son attention : Célia Jablonka et ce spationaute, Léonard Fontaine. Très proches. Si proches que chacun devait sentir le souffle de l’autre sur sa figure. Une piste ? Rien de moins sûr. Il tapa le nom dans Google et comprit la stupéfaction de la fonctionnaire municipale devant son ignorance. Selon toute évidence, Léonard Fontaine était une figure emblématique de l’aventure spatiale française : deuxième Français dans l’espace, premier Français à avoir mis les pieds à bord de l’ISS, la Station spatiale internationale, il avait aussi séjourné dans la station Mir, connu les vols Soyouz et la navette Atlantis, plus de deux cents jours passés en orbite (le record français, apparemment, mais loin des huit cent trois jours du Russe Sergueï Krikaliov s’il en croyait l’article) ; commandeur de la Légion d’honneur, chevalier de l’Ordre national du mérite, Ordre russe du courage, trois Space Flight Medals et deux Exceptional Service Medals décernées par la NASA, membre du conseil pour l’Académie de l’air et de l’espace, membre de l’American Institute of Aeronautics and Astronautics, membre de l’Académie internationale d’astronautique et de la Space Explorers Association, pour ce que ça voulait dire. Il avait même un collège à son nom dans la ville où il était né… Il avait aussi souvent été invité sur les plateaux télé et il aurait fallu à Servaz toute la nuit pour lire tous les articles où son nom figurait.
Perdu dans ses pensées, ce dernier revit la photo de la Station spatiale internationale qu’il avait confiée à Vincent et à Samira…
Comme chaque fois qu’il tenait quelque chose, il se sentit en proie à une légère ivresse, une griserie modérée toutefois car, à ce stade, le faisceau de présomptions était mince. Léonard Fontaine. En même temps, une deuxième sensation, presque opposée à la première, le tracassait : celle qu’il avait laissé passer un truc. Celle que son inconscient avait capté quelque chose pendant que les photos défilaient, mais qu’il n’avait pas réagi, peut-être parce qu’il était un peu rouillé ou un poil gris et fatigué, ou bien parce que la musique en bas le distrayait — ou les trois à la fois.
Pourtant, c’était là, ancré dans sa tête : il avait vu quelque chose. Mais quoi ? À quel moment ? Il n’allait quand même pas se repasser les cinq cents clichés !
C’est pourtant ce qu’il fit. Pas une fois, mais deux. Car le premier revisionnage n’apporta rien de neuf. La musique s’était tue. Les pensionnaires étaient allés se coucher. Il était 1 h 23 du matin quand il s’arrêta enfin sur le détail qui, inconsciemment, avait capté son attention. Un reflet. Dans un miroir… Un grand miroir au-dessus du buffet, derrière un petit groupe de personnes : Célia Jablonka s’y encadrait. Et elle n’y était pas seule.
Elle parlait à un homme. Ou plutôt c’était lui qui lui parlait, à l’oreille — tout en lui glissant une carte de visite qu’elle tenait déjà entre le majeur et l’index. Elle souriait. Elle était aux anges. C’était ta soirée, hein ? Deux conquêtes le même soir… Il reporta son attention sur l’homme. La trentaine, cheveux courts. Il était vêtu d’un manteau, d’une veste grise et d’une chemise bleue. Des lunettes… Pas du tout l’air d’un spationaute avec son manteau de laine et ses lunettes, mais plutôt beau gosse. Un petit air intello. Qui es-tu ? lui demanda-t-il. Dans sa main bronzée, l’inconnu tenait un verre plein d’une boisson verte et de glaçons. Caïpirinha.