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26.

Argument

Mardi 1er janvier. Une nouvelle année, de nouveaux espoirs. En posant les pieds sur le sol, ce matin-là, il était impatient de poursuivre son enquête — mais cette impatience se heurta tout de suite à un fait précis et incontournable : on était le 1er janvier. Et il y avait par conséquent fort peu de chances pour que qui que ce soit ait envie de répondre aux questions d’un enquêteur, si motivé fût-il, un jour comme celui-ci. D’un autre côté, il ne voyait pas bien ce qu’il pourrait faire de sa journée s’il devait attendre le lendemain — alors autant tenter le coup.

Il chercha à se souvenir d’où il avait bien pu fourrer la carte du directeur du Centre spatial. Une fois qu’il l’eut dénichée, il l’examina et un sourire se profila sur ses lèvres : il y avait un numéro de téléphone portable. Il consulta sa montre. 8 h 01. Un peu tôt pour sortir un directeur du lit un lendemain de réveillon.

En attendant l’heure, il descendit se servir une demi-tasse de café noir dans la salle commune. Elle n’avait pas été nettoyée et un épais tapis de confettis et de serpentins amortit ses pas. Les tables étaient recouvertes d’un chaos de gobelets en carton, de flûtes en plastique et de bouteilles vides et des relents de jus de raisin flottaient partout. Personne en vue. Servaz s’approcha, regarda les bouteilles. Étiquettes dorées sur fond noir, restes de papier doré autour du goulot — son cerveau traduisit : champagne… Est-ce qu’ils avaient vraiment eu le droit de picoler ? Il se pencha sur l’une des bouteilles. La marque ne lui disait rien, mais le chiffre en bas à gauche de l’étiquette lui sauta aux yeux : 0 %. Fuyant l’odeur de raisiné, il décida d’aller boire son café dans le petit salon côté nord, le plus loin possible de ce champ de bataille. Il alluma la télé, mais l’éteignit aussitôt en voyant des images de fête défiler sur les chaînes d’info. En tournant la tête, il découvrit un bonhomme de neige qui le fixait à travers la baie vitrée. Il n’était pas là hier… Il avait un air triste avec sa bouche en V inversé et quelqu’un avait inscrit « MARTIN » sur sa poitrine. Servaz remonta dans sa chambre.

À 9 heures tapantes, il attrapa le téléphone. Le directeur du Centre spatial parut quelque peu étonné par son appel :

— Bon Dieu, vous savez quel jour on est ?

— Non, quel jour ?

Un soupir à l’autre bout.

— Faites vite. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Léonard Fontaine.

— Encore ? Vous ne lâchez pas facilement prise, hein, commandant ? Eh bien, quoi, Fontaine ?

— Des infos croustillantes ? Un scandale ? Des accusations de harcèlement ? Quelque chose de négatif à dire sur lui ? Un peu de médisance, que diable ! La dernière fois, je vous ai trouvé un peu vague…

Le silence fut anormalement long.

— À quoi vous jouez, commandant ? Vous êtes sérieux ? Écoutez, je vais me voir obligé d’en référer à votre hiérarchie… Non seulement les séjours humains dans l’espace ne sont pas du ressort du Centre, je vous l’ai déjà dit, mais je serai le dernier à colporter des ragots sur qui que ce soit, vous m’entendez ?

— Fort et clair. Vous voulez dire qu’il y en a eu — des ragots ?

Le timbre du téléphone : on avait raccroché. Bon, il n’avait peut-être pas choisi la bonne approche. Qui pourrait le rencarder sur le côté sombre des spationautes ? Le problème était qu’il ne savait pas par où commencer, et qu’il ne pouvait pas aller voir les collègues du service technique — eux qui étaient férus de sciences et de technologies — et leur demander un coup de pouce. Une recherche sur Internet en tapant l’un après l’autre les noms des treize spationautes présents à la soirée lui procura un tas d’infos semblables à celles qu’il possédait déjà, mais pas le moindre contact. Il associa également dans sa recherche des mots comme « spationaute » et « scandale » ou « spationaute » et « harcèlement » mais, là encore, tout ce qu’il obtint, ce fut un article intitulé Rumeurs sur le programme Apollo, qui faisait état de cette légende urbaine selon laquelle les astronautes américains n’auraient jamais mis le pied sur la Lune, et que toute la mission n’aurait été qu’une gigantesque mise en scène filmée sur Terre. Il faut dire qu’on était à l’époque de Nixon, du scandale du Watergate et de la guerre au Viêtnam et qu’aucune administration américaine — pas plus la NASA qu’une autre — n’inspirait confiance. L’article expliquait que cette rumeur n’était qu’une théorie conspirationniste de plus et il démontait méthodiquement les arguments de ceux qui l’avaient propagée. Par exemple, les petits malins qui faisaient remarquer que le drapeau flottait au vent alors qu’il n’y avait pas d’atmosphère et donc pas la moindre brise sur l’unique satellite de la Terre (ah, ah, bien vu, les gars !). En dehors du fait qu’il aurait fallu être complètement débile pour laisser un courant d’air agiter le drapeau si la scène avait été filmée dans un hangar, une succession rapide des images prises par les astronautes démontrait que ledit drapeau ne bougeait absolument pas et que sa forme et ses plis étaient exactement les mêmes d’un cliché à l’autre. En réalité, l’étendard n’était pas simplement fait de toile mais renforcé par une armature de fils de fer lui donnant justement l’aspect d’une bannière claquant au vent, sans quoi il aurait pendu mollement au bout de son mât : pas très glamour… En somme, les astuces que les techniciens de la NASA avaient imaginées pour rendre ce moment visuellement plus spectaculaire se retournaient contre eux et alimentaient la paranoïa des théoriciens du complot du monde entier.

En feuilletant les pages Google et les dizaines d’entrées sans rapport avec l’objet de sa recherche, il finit pourtant par tomber, page 11, sur une rubrique qui éveilla son intérêt. Elle faisait référence à un livre intitulé Le Livre noir de la conquête spatiale. Il avait été écrit par un certain J.-B. Henninger. Servaz nota le nom et il lui fallut dix minutes de plus pour trouver un numéro de téléphone et une adresse : le journaliste en question, bien que français, habitait dans les Pyrénées espagnoles, ce qui le mettait à moins de trois cents kilomètres de Toulouse. Enfin le petit coup de pouce de la chance qu’il attendait… Il était temps de vérifier ce que cet Henninger faisait un 1er janvier. La sonnerie de téléphone sonna longtemps, mais sans qu’aucun répondeur prît le relais, et il commençait à craindre que le numéro ne fût plus valable quand, tout à coup, une voix claironnante rugit dans l’écouteur.

— ALLÔ ?

Servaz éloigna l’appareil de son oreille. Le gaillard devait être sourd.

— Monsieur Henninger ? demanda-t-il en élevant automatiquement la voix.

— Oui ! C’est moi !

— Je m’appelle Servaz ! Commandant Servaz ! De la police judiciaire de Toulouse ! J’aimerais vous parler !

— À quel sujet ?

— Au sujet de ce livre que vous avez écrit : Le Livre noir de la conquête spatiale.

— Vous l’avez lu ?

— Euh… non, je viens juste d’apprendre son existence.

— Ah ! Je me disais aussi… Le cercle de mes lecteurs est presque aussi restreint que celui des spationautes dont il parle. En quoi puis-je vous aider, commandant ?