— J’aurais des questions à vous poser.
— À quel sujet ?
— Eh bien, vous êtes une sorte de… d’historien, de spécialiste de la conquête spatiale, c’est bien ça ?
— Oui. Je suppose qu’on peut dire ça.
— J’aurais besoin de savoir s’il y a eu des scandales concernant certains, euh… spationautes français…
— Excusez-moi, quel genre de scandales ?
— Je ne sais pas… des violences… du harcèlement… ce genre de choses, vous voyez — ces choses qui arrivent un peu partout mais, apparemment, pas chez eux…
Un gloussement à l’autre bout.
— Des comportements répréhensibles, des histoires qu’on aurait étouffées, des secrets pas jolis, jolis — c’est bien de ça que vous voulez parler ?
— Oui.
Silence.
— Et vous avez un nom en particulier ?
Servaz le lui donna. Il attendit longtemps la réponse.
— Je vais vous donner mon adresse, on ne peut pas parler de ça au téléphone, dit soudain l’homme. Et puis, j’aurai besoin de vérifier votre identité…
Servaz sentit son pouls accélérer. Le sieur Henninger était peut-être sourd, mais il ne semblait pas étonné outre mesure par sa drôle de question.
— Quand est-ce qu’on peut se voir ?
— Qu’est-ce qui se passe au juste, commandant ?
— Je vous le dirai quand on se verra.
— Bon. Très bien. Je vous attends.
— Vous voulez dire : aujourd’hui ?
— C’est vous qui êtes pressé, non ? Pourquoi ? Vous avez prévu autre chose ? Apparemment pas.
Il prit la direction du sud après une douche. Il n’avait pas consulté la météo et il eut tout à coup peur que l’accès au Pas de la Case et au tunnel d’Envalira soit fermé à cause des chutes de neige. Le plus haut col d’Europe culminait à 2 409 mètres et son ascension débutait trente kilomètres plus bas, à Ax-les-Thermes, tout en bas de la Nationale 20 — laquelle partait de Paris et venait buter sur les Pyrénées, à la frontière de l’Andorre et de l’Espagne. Ces dernières années, le col avait vu son ultime tronçon remplacé par un tunnel routier de trois kilomètres de long. Tunnel dont l’entrée était quand même située à 2 000 mètres d’altitude et donc parfois fermée l’hiver, elle aussi.
Près de deux heures trente plus tard, et alors que, depuis qu’il avait quitté Ax-les-Thermes, la taille des murs de neige au bord de la route ne cessait d’augmenter tandis que la route elle-même ne cessait de s’élever, il eut le soulagement de voir apparaître devant lui le viaduc qui marquait la frontière entre la France et l’Andorre et, au-delà, le tunnel. À sa sortie, il roula pendant une vingtaine de kilomètres dans un paysage montagneux d’une grande beauté avant de pénétrer dans les rues populeuses d’Andorre-la-Vieille, cette espèce de petit Monte-Carlo pyrénéen avec — contrairement à ce que laisse penser son nom — ses buildings flambant neufs, ses commerces de luxe et de high-tech détaxés, ses hôtels très récents, sa fiscalité paradisiaque et ses rues engorgées par le trafic. Il poursuivit sa route, toujours cap au sud, franchissant la frontière entre la Principauté et l’Espagne, et redescendit vers la Seu d’Urgell, commune de 13 000 habitants au confluent de la Valira et du Sègre.
L’adresse que Henninger lui avait donnée se trouvait un peu plus loin, dans le parc de Cadi-Moixero, le plus grand parc naturel de Catalogne. La maison de Henninger était nichée en pleine nature, parmi les pins sylvestres, les bouleaux, les érables et les peupliers trembles et, en descendant de voiture, il eut l’impression d’être au Canada. Il respira l’air pur et vivifiant, écouta le silence, s’attendant presque à apercevoir un barrage de castors ou un ours se grattant contre un arbre. Un endroit d’une beauté insensée. Un endroit, songea-t-il, où il aurait bien fait une halte de quelques jours ou quelques semaines. Ou quelques années ?
Il tourna son regard vers la maison. Entièrement en bois, avec une terrasse orientée au sud qui surplombait la vallée.
L’homme qui en sortit n’avait cependant rien d’un bûcheron canadien. Il ne devait pas mesurer plus d’un mètre trente et il s’appuyait sur une canne qu’il enfonçait profondément dans la neige à chaque pas. À part ça, il était tout en barbe et en muscles et il serra la main de Servaz dans une poigne d’acier.
— Bonjour ! Vous n’avez pas eu trop de mal à trouver ? Une chance que la route ait été déneigée hier !
Il parlait tout aussi fort qu’au téléphone. Parmi les symptômes fréquents de l’achondroplasie — la forme la plus courante du nanisme —, il y a les otites à répétition, lesquelles entraînent comme séquelle une tympanosclérose qui se traduit par une surdité plus ou moins importante. Une chance, se dit Servaz, qu’il n’eût pas de voisins. Henninger l’examinait d’un œil critique.
— Flic, hein ? Vous ne m’avez pas dit où.
— Brigade criminelle, PJ de Toulouse.
— Alors, comme ça, la brigade criminelle s’intéresse aux spationautes ?
Henninger avait l’œil allumé.
— Vous n’avez pas l’intention de me laisser geler dehors ? voulut savoir Servaz.
Le petit homme éclata de rire.
— Non ! Mais votre histoire a aiguisé ma curiosité. Je ne vous cache pas que je trépigne d’impatience depuis que je vous ai eu au téléphone.
— On manque de compagnie ?
L’intérieur lui donna encore plus l’envie de rester. Des murs de rondins, un plancher fait de lattes de châtaignier, de vieux fauteuils profonds et confortables, une cheminée où trois grandes bûches craquaient sous la morsure des flammes, un bar avec des cuivres, des livres empilés partout et une grande fenêtre qui donnait sur la forêt.
Servaz regarda autour de lui.
— Pourquoi vous être installé ici ? demanda-t-il.
— Vous voulez dire : de ce côté-ci des Pyrénées ? Pour une raison très simple : quand vous les survolez à bord d’un avion de ligne, de la France vers l’Espagne, vous vous apercevez que la couverture nuageuse vient buter sur ces sommets comme les armées de Saroumane contre la forteresse du roi Théoden.
— Les armées de qui ?
— Laissez tomber. Deux minutes avant, vous survoliez un plafond impénétrable de nuages et, passé les montagnes, vous apercevez soudain des rivières, des routes, des villages, des lacs, sans un nuage à l’horizon. Même chose quand vous franchissez le tunnel d’Envalira et la Principauté du nord au sud : deux fois sur trois, vous passez d’un temps couvert à un temps ensoleillé et sec. C’est pour ça que je me suis installé ici. Pour pouvoir contempler les étoiles le plus souvent possible.
Servaz avait déjà repéré le gros télescope sur son trépied, qui attendait des nuits plus favorables. Et aussi les photos en noir et blanc du 21 juillet 1969, les modèles réduits de fusées Apollo 11 et Soyouz et le Spoutnik miniature sur les rayons de la bibliothèque. Henninger l’invita à s’asseoir dans un fauteuil et se laissa tomber dans l’autre, dans lequel il eut l’air d’un enfant assis dans un siège pour adulte.
— Il m’arrive de me demander d’où me vient cette passion pour l’espace… Le fait est qu’à sept ou huit ans déjà, je voulais être cosmonaute ; je dessinais des fusées, des scaphandres, des planètes, je contemplais la Lune par la fenêtre de ma chambre en rêvant du jour où je mettrais le pied dessus… Comme vous pouvez l’imaginer, c’est en grandissant — si j’ose dire — que j’ai compris que je ne serai jamais astronaute… (Il sourit.) Ça n’a fait que décupler mon intérêt pour cette profession et pour l’espace lui-même. Savoir que jamais je ne pourrai quitter l’atmosphère terrestre, que je serai condamné à en rêver d’en bas, à tenter en vain d’imaginer ce que cela leur fait d’être là-haut… À l’adolescence, je dévorais les romans de science-fiction et les ouvrages de vulgarisation. L’an dernier, j’ai pu voler pour la première fois en impesanteur à bord d’un Airbus A300 ZERO-G. Ça m’a coûté la bagatelle de 5 980 euros mais quel pied ce fut ! Bien sûr, je suis conscient que ce n’est rien à côté de ce qu’ils vivent là-haut. C’est l’aventure humaine ultime, indépassable. Il n’y a rien au-dessus : quitter la Terre… Mais qui sait ? Peut-être que nous vivrons assez longtemps pour voir les vols spatiaux à notre portée. De plus en plus de sociétés privées se lancent dans l’aventure.