Servaz constata que son regard était parti loin d’ici. Cela ne dura qu’une seconde, puis il revint parmi eux.
— Mais vous êtes venu pour quelque chose de beaucoup plus terre à terre, je crois, dit-il.
— Je cherche à savoir si certains spationautes ont pu être mêlés à des scandales.
— Des scandales ? D’accord. Qu’entendez-vous par là ?
— Des agressions, du harcèlement sexuel, des comportements inappropriés. En fait, celui qui m’intéresse le plus, c’est Léonard Fontaine. Quand j’ai cité son nom au téléphone, il m’a semblé que vous réagissiez.
— Pourquoi lui en particulier ?
Oui, pourquoi lui ? se demanda-t-il. Après tout, Célia avait pu croiser un autre spationaute à la soirée…
— Lui ou un autre, rectifia-t-il. Y a-t-il eu à votre connaissance des incidents de cette sorte mettant en jeu des spationautes ?
Henninger le regarda à travers ses paupières mi-closes. Il prit le temps de réfléchir.
— Il faut savoir que les astronautes sont en général des types surdiplômés, fiables, surentraînés, commença-t-il. Ils passent des batteries de tests psychologiques et subissent à longueur d’année toutes sortes d’examens médicaux — mais ce sont aussi de fortes personnalités, des caractères. Et, là-haut, dans le noir, le bruit et la promiscuité permanents, il faut être drôlement solide dans sa tête. Derrière la façade officielle, l’histoire de l’aventure spatiale est émaillée d’incidents. Tous soigneusement étouffés. Très peu de choses filtrent, que ce soit à Star City, à Houston ou ici…
Il écarta les mains puis les emboîta l’une dans l’autre comme s’il les refermait sur une boîte.
— Les agences spatiales sont presque aussi secrètes que les agences de renseignements, mais on a quand même, de temps en temps, des faits qui sortent dans la presse : on sait qu’un couple de cosmonautes soviétiques a connu de graves problèmes psychologiques au cours des décennies passées, que des astronautes américains ont admis avoir souffert d’isolement, voire de légères formes de dépression pendant leur séjour dans l’ISS. On sait aussi qu’il y a eu des incidents, des situations de tension et de crise à bord de Mir et de la Station internationale au cours des ans, mais ces faits sont bien enfouis au fond de rapports très confidentiels et ils sortent rarement à la lumière du jour. Mais les deux incidents les plus notables, l’affaire Judith Lapierre en 1999 et l’affaire Nowak en 2007, ont eu lieu sur Terre…
Il se pencha en avant.
— En 1999–2000, l’Institut russe des problèmes médicaux et biologiques a mené une série d’expériences pour tester la réponse humaine aux conditions d’isolement dans l’espace. Parmi ces tests, l’un d’eux consistait à isoler pendant cent dix jours plusieurs cobayes dans une réplique au sol de la station Mir. Leurs interactions, leurs comportements étaient filmés, scrutés et analysés par une équipe de psychologues vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le 3 décembre 1999, trois sujets internationaux et un Russe furent invités à rejoindre les quatre Russes déjà présents dans cet espace restreint depuis le début de l’été : un Autrichien, un Japonais et le docteur Judith Lapierre, trente-deux ans, une femme ravissante titulaire d’un doctorat des sciences de la santé et envoyée par l’Agence spatiale canadienne.
Henninger se leva, alla jusqu’au bar et revint avec un petit joint qu’il alluma précautionneusement.
— Vous en voulez ? dit-il.
— Non, merci, vous oubliez que je suis de la police…
— Et vous, vous oubliez qu’on est en Espagne et qu’ici la consommation est autorisée.
Il attrapa un Zippo, en souleva le capuchon, manœuvra la mollette et approcha la flamme du pétard.
— Moins d’un mois après leur arrivée, à l’occasion du réveillon du Nouvel An, le commandant russe, ivre, tenta à deux reprises d’embrasser de force Judith Lapierre, la toucha et essaya de l’entraîner hors du champ des caméras pour avoir un rapport sexuel avec elle. À la suite de quoi, une bagarre éclata entre deux cosmonautes russes. Si violente que le sang éclaboussa les murs. Judith Lapierre prit des photos du mur avec son appareil photo numérique et les envoya à son domicile au Canada par courrier électronique. De leur côté, les deux sujets autrichien et japonais demandèrent à leurs pays respectifs d’intervenir pour ramener le commandant russe à la raison. Il leur fut répondu que ces comportements étaient normaux pour des Russes et que soit ils les acceptaient, soit ils quittaient l’expérience. Le lendemain, un deuxième incident se produisit, au cours duquel un des cosmonautes dut planquer les couteaux dans la cuisine de la station parce que les deux belligérants de la veille menaçaient de s’entretuer. En raison des tensions qui régnaient, des agressions verbales et physiques, le Japonais décida qu’il lui était impossible de continuer sa mission et il quitta le projet. Lapierre, elle, hésita à baisser les bras si vite. Après avoir obtenu des serrures pour sa chambre, elle décida de rester. Suite à l’incident, le Dr Valeri Gushin, coordinateur du projet, blâma Lapierre pour avoir ruiné l’atmosphère de la mission en refusant d’être embrassée (et donc, si l’on suit son raisonnement, en refusant d’avoir des rapports sexuels avec le commandant russe). À son retour au pays, Judith Lapierre traîna en justice l’Agence spatiale canadienne qui avait refusé de lui porter secours : elle a finalement gagné son procès après cinq ans de procédure.
Le petit homme s’inclina un peu plus en avant. Ses yeux brillaient comme des gemmes.
— Le deuxième incident concerne Lisa Marie Nowak, astronaute de la NASA expérimentée ayant volé à bord de la navette Discovery. Le 5 février 2007, Lisa Nowak fut arrêtée par la police et mise en examen pour agression et tentative de kidnapping à l’aéroport d’Orlando sur la personne d’une femme officier de l’US Air Force, le capitaine Colleen Shipman, qui entretenait une liaison avec un autre astronaute, William Oefelein, avec qui Nowak venait de rompre. On a trouvé dans la voiture de Nowak des gants en latex, une perruque et des lunettes noires, ainsi qu’un pistolet BB et des munitions, un spray au poivre, un couteau avec une lame de quatre pouces, de grands sacs à ordures et un tuyau en caoutchouc. Nowak a agressé Colleen Shipman dans sa voiture alors que celle-ci venait de débarquer d’un avion en provenance de Houston. Elle a arrosé Shipman de spray au poivre dans le parking de l’aéroport, mais sa victime a réussi à s’échapper et à appeler la police. Les caméras de surveillance de l’aéroport ont filmé Nowak déguisée avec sa perruque, son trench-coat et ses lunettes. Jusqu’à ce jour, le travail et le comportement de Lisa Nowak comme astronaute avaient toujours été irréprochables. (Il se pencha encore un peu plus.) Je n’ai pas eu accès au dossier — cependant, compte tenu de l’attirail trouvé dans sa voiture, je trouve que cela ressemblait plutôt à une tentative d’assassinat, non ? Pourtant, le procureur en a décidé autrement. Il a réduit les charges initiales, oubliant même la tentative de kidnapping, et tout le monde s’est mis à penser — alors que Collen Shipman elle-même l’affirmait : « Elle allait me tuer » — que, peut-être, ce n’était pas aussi grave que ça en avait l’air… Ben voyons. Vous êtes une femme brillante, intelligente, à qui tout réussit sauf, visiblement, votre vie privée, et vous roulez pendant neuf cents kilomètres à travers cinq États déguisée d’une perruque, d’un trench-coat et de lunettes noires, avec des gants en latex, un couteau de quatre pouces, une réplique à air comprimé de pistolet automatique, un tuyau en caoutchouc et des sacs-poubelle dans votre coffre rien que pour balancer un peu de spray au poivre dans la figure de votre rivale ? Lisa Nowak a finalement écopé de deux jours de prison et d’un an de probation.