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Henninger prit le temps de tirer sur son joint, ses yeux plissés posés sur Servaz. L’image des surhommes était sérieusement écornée. Servaz nota que les deux principaux « incidents » cités mettaient en scène des hommes et des femmes : dans les deux cas, il s’agissait d’histoires de jalousie, de harcèlement et de convoitise sexuelle.

— Cet incident a amené la NASA à revoir toutes les procédures de suivi psychologique de ses astronautes, poursuivit le journaliste. Elle a mené des études sur leur niveau de stress et aussi sur le comportement à adopter pour traiter un astronaute suicidaire ou psychotique dans l’espace. En 2009, ils ont même été plus loin : ils se sont demandé de quelle juridiction pénale relèveraient le ou les coupables d’un crime commis à bord de l’ISS, sachant qu’il y a toujours plusieurs nationalités représentées à bord. Cette question a fait l’objet de discussions intensives entre plusieurs nations… À ma connaissance, les Français n’ont jamais envisagé ce genre de situations. C’est un sujet qui les met mal à l’aise.

Servaz haussa un sourcil.

— Est-ce que… est-ce que l’incident avec Fontaine impliquait lui aussi une femme ?

— Une femme ? (Le petit homme regarda Servaz. Il acquiesça.) Oui, en effet…

— Quand ?

— 2008. En Russie.

Un ruban de fumée devant ses yeux mi-clos.

— À la Cité des étoiles…

Servaz sentit un frisson courir tout le long de son échine.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Henninger le gratifia d’un nouveau regard.

— Laissez-moi d’abord vous raconter une histoire. L’histoire des rapports entre hommes et femmes au cours de la conquête spatiale. L’histoire de la longue lutte des femmes pour conquérir leur place dans l’espace… Vous comprendrez vite où je veux en venir. Dès 1960, avant même que Gagarine ait effectué son premier vol, le docteur William Randolph Lovelace avait mené une étude sur la possibilité d’inclure des femmes dans les programmes spatiaux. Un certain nombre de femmes pilotes avaient subi des tests physiques et nerveux très sévères — les mêmes que les hommes — et treize d’entre elles avaient montré des réponses extraordinaires, supérieures même à celles de leurs homologues masculins. Elles furent alors sélectionnées pour un nouveau programme de tests, à Pensacola, en Floride — à l’École de médecine navale. Mais, deux jours avant leur départ, la Navy et la NASA annulèrent brutalement le projet au motif qu’il s’agissait d’une initiative privée et que ces femmes pilotes n’étaient pas des militaires. Comme vous le savez, le premier Américain à effectuer un vol orbital autour de la Terre fut John Glenn en 1962, dix mois après Gagarine, ce même John Glenn qui déclara, à l’époque : « Le rôle des hommes est d’aller à la guerre et dans l’espace, les femmes ne sont pas partie prenante de ces activités. » Mais bon, autres temps, autres mœurs… Il fallut attendre 1983 pour voir une femme américaine dans l’espace. Ce fut Sally Ride, à bord de la navette Challenger. Décédée en 2012 d’un cancer du pancréas. À cette occasion, le patron de la NASA a souligné qu’elle avait, je cite, « brisé des barrières avec grâce et professionnalisme et littéralement changé le programme spatial américain »… (Il regarda Servaz.) Étrange, le choix de ces mots, non ? « Barrièresgrâceprofessionnalisme… » Mais Ride n’était pas la première femme à aller dans l’espace, tant s’en faut. Comme le premier homme, la première femme fut Russe. Ou plutôt soviétique. Valentina Terechkova, vingt ans auparavant… Car, après le succès colossal de la propagande autour du vol de Gagarine, Khrouchtchev décida d’envoyer une femme dans l’espace. Valentina Terechkova fut sélectionnée parmi des dizaines d’autres candidates. En vérité, le vol orbital de celle qu’on appelait « la Mouette » ne se passa pas si bien que ça. Il faut dire que les conditions de vol étaient terribles, Valentina fut sans doute malade là-haut, tout comme l’avait été Titov l’année d’avant, et, le deuxième jour, elle échoua à prendre le contrôle manuel du vaisseau. Elle donna aussi quelques inquiétudes par son comportement. Elle n’en fut pas moins accueillie comme un héros de l’Union soviétique à son retour et elle fit une tournée mondiale triomphale. Mais, à la Cité des étoiles, ses collègues masculins, tout comme les savants responsables du programme, considéraient qu’elle était la preuve que les femmes n’étaient pas encore prêtes pour l’espace — et peut-être ne le seraient jamais — et, bien que l’Union soviétique continuât à produire plus que n’importe quelle autre nation des femmes ingénieurs, des femmes officiers et des femmes pilotes, celles-ci s’entraînaient invariablement pour des vols spatiaux qui étaient toujours annulés à la dernière minute. Ce n’est qu’en 1982 qu’une autre femme russe partit pour l’espace. Encore une fois, les Soviets le firent surtout pour damer le pion aux Américains qui s’apprêtaient à envoyer Sally Ride… Tenez, vous en voulez une autre ? En 1979, le président Giscard d’Estaing effectua une visite officielle en URSS. À cette occasion, Brejnev lui proposa d’envoyer un cosmonaute français dans l’espace. C’était la première fois que l’URSS ouvrait ses vols spatiaux à un pays non communiste. Sur quatre cents candidats, cinq furent finalement sélectionnés : quatre hommes et une femme, mais, comme les Russes ne voulaient pas de femmes, seuls les quatre hommes partirent là-bas…

Le journaliste se pencha vers lui en laissant échapper un soupir.

— À ce jour, les choses ne se sont pas améliorées, au contraire : il y a eu seulement trois femmes russes envoyées dans l’espace en cinquante ans pour cinquante-sept femmes astronautes au total, dont quarante-trois Américaines. Lorsque, en 2010, la Station spatiale internationale a accueilli pour la première fois quatre femmes en même temps, il n’y avait pas la moindre Russe parmi elles. Et il n’y a plus la moindre femme parmi les quarante cosmonautes du programme spatial russe actuel. La dernière en date, Nadejda Kuzhelnaya, a démissionné en 2004 du corps des cosmonautes, après dix ans de préparation : à plusieurs reprises, ses vols à bord de Soyouz avaient été annulés et refilés à des astronautes de l’Agence spatiale européenne ou même à des passagers milliardaires comme Dennis Tito. Bien sûr, les vols de ses collègues masculins ne l’étaient pas, eux… (Il se rejeta en arrière.) Il n’y a qu’un seul autre pays où le déséquilibre entre astronautes mâles et femelles est aussi important, conclut-il en fixant Servaz, la France.

— Donc, en gros, la majorité des cosmonautes sont des machos, des phallocrates — et de là à devenir des harceleurs il n’y a qu’un pas, c’est ça ?