Henninger secoua vigoureusement la tête.
— Non, non, non, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. La grande majorité de nos spationautes sont des gentlemen, des types cool avec une éducation qui leur a appris à respecter les femmes et leurs compétences et, comme je vous l’ai dit, les choses changent petit à petit. Mais Fontaine appartient à la vieille génération. Il a beaucoup fréquenté les vieux cosmonautes russes et les astronautes américains de la vieille école : ce sont eux qui ont fait plus ou moins son éducation à l’époque où il n’était qu’un Rookie, un débutant. Et ces types-là, du moins un certain nombre d’entre eux, avaient une vision de la femme quasi… moyenâgeuse, croyez-moi. Un mélange de chevalerie et de discrimination.
— Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui s’était passé…
— C’est là que ça se complique, admit Henninger. Vous savez comment ça se passe dans ce pays : on est très fort pour attirer l’attention sur les dysfonctionnements des autres, mais on met systématiquement sous le tapis tout ce qui déconne chez nous. L’ESA, l’Agence spatiale européenne, et le CNES n’ont jamais communiqué sur cette affaire. Le peu qu’on sait vient de fuites, il n’y a pas eu non plus de dépôt de plainte… En conséquence de quoi, ils se sont dépêchés de tout étouffer.
— Étouffer quoi ? demanda Servaz.
— Je le répète : la chose n’est pas très claire. Tout ce qu’on sait, c’est que cela s’est passé en 2008. L’Agence spatiale européenne avait envoyé Fontaine et une jeune spationaute franco-russe pour s’entraîner à la Cité des étoiles et effectuer un séjour à bord de la Station internationale, via un vol Soyouz. La mission a été annulée au dernier moment. À son retour, Fontaine n’était plus le même… Je crois qu’il a plus ou moins été accusé de harcèlement et de violences sur la jeune spationaute, là-bas, par la police russe. Quelque chose comme ça. Je ne connais pas toute l’histoire. L’ESA a étouffé l’affaire pour ne pas ternir l’image de l’un de ses héros les plus fameux et les Russes ont fait de même pour ne pas ternir l’image de la Cité des étoiles. Quoi qu’il en soit, après ça, Fontaine n’a plus fait partie du moindre programme. Depuis cette époque, l’Agence spatiale le sort juste pour les événements médiatiques, les opérations de communication… Il est devenu le VIP numéro 1, le Tom Cruise de l’Agence. Mais, en tant que spationaute, il est grillé…
— Vous connaissez l’identité de cette jeune femme ?
Henninger acquiesça.
— Bien sûr. Je l’ai même rencontrée. Mais elle s’est refusée à entrer dans les détails… C’était… (Il prit le temps de choisir son mot.) Bizarre… D’un côté, je sentais qu’elle avait peur de trop en dire, de l’autre, qu’elle brûlait de se libérer de ce poids… Je me souviens de lui avoir demandé si c’était vrai qu’il y avait eu des violences — et elle a hoché la tête affirmativement —, mais quand je lui ai demandé de quelle sorte de violences il s’agissait, elle a refusé de répondre.
Servaz frissonna : il tenait peut-être son homme.
— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ? demanda-t-il. Qu’un type comme lui puisse être un pervers manipulateur, c’est à peine croyable.
— Pas si incroyable que ça si on considère ce qui s’est passé en 1999 : Judith Lapierre qui a failli être violée et deux cosmonautes qui se sont presque entretués, ni si on se rappelle l’affaire Nowak en 2007… Et il y a aussi cette histoire qui circule : un cosmonaute qui aurait pété un câble dans la station Mir et qui aurait voulu ouvrir une écoutille. On dit que les autres ont eu le plus grand mal à le maîtriser. Pourquoi les astronautes seraient-ils différents des autres, commandant ? Pourquoi n’auraient-ils pas eux aussi leurs faiblesses, leurs brebis galeuses ? C’est l’image qu’on veut donner d’eux. Mais ce n’est pas la réalité.
Servaz prit le temps de digérer les paroles de Henninger. Il avait l’impression d’avoir arraché un pan du voile et qu’une nuit pleine d’étoiles l’attendait au-delà. Une nuit dont il n’avait pas fini de sonder les profondeurs.
— Est-ce qu’il serait possible d’avoir l’adresse et le numéro de téléphone de cette femme ? demanda-t-il.
Henninger se leva.
— Oui. Pas de problème. Je vais vous chercher ça.
Le journaliste quitta la pièce et il en profita pour réfléchir à toute vitesse. Célia avait-elle été frappée ou violée en plus d’avoir été harcelée ? Il avait manifestement affaire à un récidiviste : dans ce cas, il existait peut-être d’autres victimes… Henninger revint avec un Post-it. Servaz lut :
Mila Bolsanski
Route de la Métairie Neuve
— Mila, c’est un prénom slave, observa-t-il.
— Oui. Je vous l’ai dit : elle a la double nationalité franco-russe. C’est bien là le problème.
— Comment ça ?
— Eh bien, en général, à la Cité des étoiles, les cosmonautes russes ne se comportent pas exactement de la même façon avec leurs collègues féminines qu’avec les astronautes femmes venues d’autres pays. Regardez Claudie Haigneré : elle a toujours salué ses partenaires russes, « si joyeux, si gentils », elle a toujours dit que tout le monde était aux petits soins avec elle à la Cité des étoiles — et même ce bon vieux général Alexeï Leonov, qui était son « chouchou ». Le même Leonov qui, en 1975, alors qu’il était le commandant du Soyouz 19 participant à la première mission américano-soviétique, expliqua aux journalistes que l’effort spatial russe n’avait pas besoin de femmes… Pareil pour Shannon Lucid. Elle a séjourné dans la station internationale en compagnie de deux cosmonautes russes qu’elle appelait affectueusement « ses deux Youri ». Elle avait entendu parler du machisme et de la misogynie des cosmonautes russes, mais il ne se passa rien de tel et l’entente avec les deux Youri — une femme seule avec deux hommes dans un espace hyperconfiné — fut absolument parfaite. Alors que les femmes cosmonautes russes, elles, ont souvent dénoncé la façon dont elles étaient traitées : comme des quantités négligeables, des cosmonautes de seconde zone… Or il semble qu’à la Cité des étoiles, Mila était plus considérée comme une Russe que comme une Française, à cause de sa double nationalité.
Il se rejeta dans son fauteuil.
— Mais si vous voulez en savoir plus, je vous conseille de vous adresser directement à elle. (Il dévisagea Servaz.) A mon tour de vous poser quelques questions… Qu’est-ce qui amène un policier de la Crim à s’intéresser à Léonard Fontaine, tout à coup ?
Servaz hésita un peu trop longtemps.
— Hé, je vous ai dit tout ce que je savais !
— C’est qu’il ne s’agit pas d’une enquête officielle…
— Comment ça ?
— Disons que… eh bien, j’enquête pour mon propre compte.
Pendant un instant, les deux hommes s’observèrent en silence.
— Hum. Et cette enquête concerne Léonard Fontaine ?
Servaz hocha la tête affirmativement.
— Encore une histoire de viol ?
Il fit signe que non.
— Harcèlement ?
Il acquiesça.
— Bon Dieu, pourquoi est-ce que je ne suis pas surpris ! Ces types-là recommencent toujours. Vous ne pouvez rien me dire de plus ?
— Trop tôt…
— Merde, je veux votre parole que si vous bouclez cette enquête, je serai le premier informé !