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— Vous l’avez.

— Cette femme, voulut-il savoir, il lui est arrivé la même chose qu’à Mila Bolsanski, c’est ça ? Elle a été violée ?

— Non, elle est morte.

Cette fois, la curiosité flamba dans les billes de métal de son vis-à-vis.

— Comment ça, « morte » ? Un meurtre ?

— Suicide.

27.

Diva

À quatre heures moins le quart de l’après-midi, il reprit la route sous un ciel de plus en plus sombre. La neige s’était remise à tomber doucement. Les montagnes se voilaient de nuages, le mettant au défi de les franchir une nouvelle fois avant la nuit — il lui tarda soudain de l’avoir fait.

En roulant codes allumés, bien qu’il fît encore à peu près jour, et essuie-glaces en action, il se demanda comment Fontaine choisissait ses proies. Dans le cas de Mila Bolsanski, elle avait été placée sur son chemin par le hasard et l’Agence spatiale, la rencontre avec Célia était aussi le fruit du hasard — comme bien des rencontres qui ne débouchaient pas sur du harcèlement et de la violence, se dit-il. Y avait-il eu d’autres victimes ? Les observait-il ? Apprenait-il à connaître leurs habitudes ? Faisait-il en sorte d’en savoir un maximum avant de les aborder ? Ou, au contraire, s’agissait-il toujours de personnes que le destin — cette grande loterie céleste — plaçait sur sa route ? Servaz se retrouva coincé derrière un autobus dans la longue montée vers l’Andorre. Chaque fois qu’il essayait de déboîter, il se retrouvait nez à nez avec des voitures descendant à vive allure en sens inverse. Finalement, juste après le péage de la police des frontières, il se gara et sortit son téléphone pour appeler Mila.

Elle répondit dès la deuxième sonnerie — d’une voix prudente, timide. Il avait lu que, pour ces femmes, le souvenir de la violence physique finissait par s’estomper alors que les humiliations, les injures endurées jour après jour laissaient des traces ineffaçables.

— Bonjour, dit-il. Je m’appelle Martin Servaz, je suis commandant de police. J’aurais besoin de vous voir et de vous parler. C’est un journaliste, M. Henninger, qui m’a donné votre numéro.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— C’est au sujet de Léonard Fontaine.

Elle mit si longtemps à répondre qu’il eut le temps de compter quatre voitures et trois poids lourds passant devant lui.

— Je n’ai pas envie d’en parler, répondit-elle.

— Je sais que vous avez retiré votre plainte à l’époque, et M. Henninger m’a confié vos réticences à évoquer cet… épisode. Mais il y a du nouveau.

— Que voulez-vous dire ?

— Je préférerais vous l’expliquer de vive voix si ça ne vous fait rien.

Un coup de klaxon déchira l’air.

— Écoutez, dit-elle, je ne vois pas ce que je peux faire pour vous. En ce qui me concerne, cette affaire est terminée. Je n’ai pas envie de me replonger là-dedans. Je suis désolée.

— Je comprends, madame Bolsanski.

— Mademoiselle…

— Mademoiselle Bolsanski, si je vous disais que d’autres personnes ont subi ce que vous avez subi et que Léonard Fontaine a du sang sur les mains ?

Un nouveau silence.

— Vous pouvez le prouver ?

— Je crois que oui.

— Vous allez l’arrêter ?

— Nous n’en sommes malheureusement pas là.

— Je vois. Merci, commandant, mais j’aimerais rester en dehors de tout ça.

— Je comprends.

— Ils m’ont poussée à retirer ma plainte à l’époque. J’ai subi des pressions énormes. Pourquoi est-ce que ce serait différent aujourd’hui ?

— Parce que je ne suis pas eux.

— Eh bien… je ne doute pas de votre bonne foi — ni de votre bonne volonté, mais…

— Tout ce que je vous demande, c’est cinq minutes de votre temps. Comme je vous l’ai dit, il semble que d’autres personnes aient subi ce que vous avez subi. Si je parviens à les relier entre elles d’une manière ou d’une autre — alors, j’arriverai peut-être à le coincer…

Il compta quatre voitures et deux camions supplémentaires avant qu’elle revienne en ligne.

— Très bien. Je vous attends.

La nuit était tombée quand il remonta la longue ligne droite bordée de platanes. La grande maison se trouvait tout au bout, dans la plaine — presque cubique avec ses deux étages de fenêtres toutes semblables. Peut-être une ancienne ferme. Si c’était le cas, granges et annexes avaient disparu pour laisser la place à un vaste espace dégagé cerné d’une ligne gracile de peupliers. Une lampe brûlait au-dessus du seuil. À part ça, toutes les fenêtres étaient éteintes. Il claqua la portière dans le silence et regarda autour de lui : hormis une petite lumière fragile à un kilomètre de là, l’endroit était parfaitement désert.

Il se dit que c’était un choix audacieux pour une femme qui avait enduré ce que Mila Bolsanski avait enduré. Mais il avait aussi lu que les femmes victimes de violences à répétition pouvaient finir par s’enfermer en elles-mêmes, convaincues que le monde extérieur leur était hostile. Des années plus tard, elles craignaient encore le plus petit événement qui les replongerait dans le passé. Il savait qu’en venant ici il allait réveiller des choses douloureuses — si Mila ne le jetait pas dehors avant.

Il ne voyait pas de véhicule, mais devina un garage en tôle dans l’obscurité, à une dizaine de mètres. La porte s’ouvrit tandis qu’il s’avançait vers le perron. La femme qui s’encadra sur le seuil était grande et mince ; la lumière provenant des profondeurs de la maison, derrière elle, ses traits demeuraient dans l’ombre. Elle ne prononça pas le moindre mot avant qu’il eût gravi les trois marches.

— Entrez, dit-elle, d’une voix qui lui parut plus ferme qu’au téléphone.

Elle le précéda le long d’un couloir aussi interminable qu’une galerie de mine, un couloir plongé dans les ténèbres. La seule lumière provenait d’une pièce dans le fond et l’ombre de la femme qui marchait devant lui s’étirait comme la traîne noire d’une mariée qui aurait aussi été veuve. Il la détailla. Une silhouette à l’évidence entretenue par la pratique du sport, avec des épaules larges et un long cou gracieux. Il aperçut des vieux radiateurs à colonnes et des tableaux encore plus anciens dans la pénombre. La pièce du fond était une grande cuisine aménagée, violemment éclairée par deux spots encastrés dans le plafond.

Il avait beau prêter l’oreille, il n’entendait aucun bruit. Compte tenu du nombre de pas qu’ils avaient faits pour arriver jusqu’ici, et des deux étages au-dessus, il se dit que la maison devait bien compter une trentaine de pièces.

— Vous vivez seule ?

— Non. Il y a aussi Thomas. (Elle lui décocha un demi-sourire.) Mon fils.

La lumière des spots tombait à présent sur son visage et il lui donna dans les trente-cinq ou trente-six ans. Des cheveux bruns, des yeux marron, des pommettes hautes et quelques rides au coin des yeux mais un beau visage avec une bouche large au dessin ferme, une peau mate et une mâchoire carrée. Un visage plein de caractère. Mais ce qui le rendait remarquable, c’était son regard. Un regard pénétrant et compréhensif ; une lueur à la fois sérieuse et indulgente y brillait — comme si elle avait fait le tour des bassesses et des petitesses humaines et décidé une fois pour toutes de pardonner. Il ne faisait pas le moindre doute qu’il avait en face de lui quelqu’un d’intelligent. Elle portait un gros pull de laine à col roulé sur un jean.