— Un café ? Je suis désolée, mais il n’y pas d’alcool ici.
— Merci, ça ira très bien.
Elle lui tourna le dos et tendit le bras vers un placard au-dessus du plan de travail. Elle posa sa tasse sur la grande table où ils auraient pu dîner à dix et s’assit de l’autre côté — à un bon mètre de lui. Servaz se demanda si elle observait la même distance avec tous les hommes qu’elle rencontrait depuis les événements, et il pensa à celle, beaucoup plus faible, qui séparait Célia de Léonard Fontaine sur la photo.
— Merci de me recevoir, dit-il.
— J’écoute ce que vous avez à dire. Mais ça ne signifie pas que je vais répondre à vos questions.
— Je comprends.
— Allez-y, commandant. Dites-moi ce qu’il y a de si nouveau.
Elle avait pris une inspiration avant de prononcer ces mots, comme si elle s’apprêtait à plonger dans le vide. Elle avait aussi retenu ce qu’il lui avait dit au téléphone.
— Avez-vous déjà entendu parler de Célia Jablonka ?
— Non.
— Célia Jablonka est une jeune femme qui s’est suicidée l’an dernier. Auparavant, elle avait eu une liaison avec Léonard Fontaine. Je le soupçonne d’être pour quelque chose dans son suicide…
— Pourquoi ?
— À vous de me le dire…
Elle ne l’avait pas quitté des yeux. Elle n’avait l’air ni intimidée ni craintive. Et l’éclat de son regard se durcit imperceptiblement.
— Et c’est tout ? C’est tout ce que vous avez ? Un vague soupçon ? C’est pour ça que vous êtes là ?
Sa voix s’était faite tranchante. Il devina que s’il ne se montrait pas plus convaincant, elle allait se fermer. Il sortit la clé magnétique et la photo de sa poche, se pencha pour les faire glisser à travers la table.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est vous qui me les avez envoyées ?
Elle le regarda sans comprendre.
— Cette clé et cette photo, quelqu’un me les a envoyées par la poste… Elles vous disent quelque chose ?
Elle examina la clé longuement, puis posa un doigt sur la photo.
— Évidemment que ça me dit quelque chose : c’est l’ISS, la Station spatiale internationale… Et ça ? demanda-t-elle à propos de la clé.
— La clé de la chambre d’hôtel où Célia Jablonka s’est donné la mort. Vous n’êtes jamais allée dans cet hôtel avec Léonard Fontaine ?
Elle regarda de nouveau le rectangle de plastique, fit signe que non.
— Ni avec lui ni avec personne…
— Quelqu’un qui ne tient manifestement pas à se faire connaître m’a d’abord envoyé cette clé, puis cette photo — et aussi des messages m’incitant à rouvrir l’enquête sur le suicide de Célia Jablonka. Or le seul lien entre ces deux choses s’appelle Léonard Fontaine.
— Expliquez-moi…
— Léonard Fontaine a été l’amant de Célia Jablonka. Et il a été dans la Station spatiale internationale.
Le silence se fit. C’était l’instant où elle pouvait tout arrêter, refuser de rouvrir la porte qui donnait sur le passé. Ce fut une autre porte qui s’ouvrit. Servaz l’entendit grincer faiblement sur sa droite, et il tourna la tête. Un couloir qu’il n’avait pas remarqué auparavant s’illumina. Une ombre s’étira sur le sol puis un petit garçon vêtu d’un pyjama en velours bleu et rouge apparut. Aussitôt, le visage de Mila changea. Elle lui fit signe d’approcher et le jeune garçon se réfugia sur les genoux de sa mère, appuya sa tête entre ses seins, les traits alourdis par la fatigue d’une journée bien remplie. Mila embrassa son crâne à travers ses cheveux fins.
— Dis bonsoir, mon chéri.
— Bonsoir, dit le garçon d’une voix ensommeillée en se tournant vers Servaz, son pouce dans la bouche, les paupières lourdes.
— Bonsoir. Moi, c’est Martin, et toi ?
— Thomas.
— Enchanté, Thomas.
Il devait avoir dans les cinq ans. Servaz n’aurait su dire quel était le personnage représenté sur le plastron de son pyjama. Le garçon était un blondinet qui avait hérité les beaux yeux marron de sa mère ; il avait le visage poupin des enfants de son âge et des traits encore un peu indéfinis.
— Dis, maman, tu me mets au lit ? dit-il.
— Excusez-moi, j’en ai pour une minute.
Elle disparut et Servaz entendit la mère et l’enfant qui devisaient doucement sans parvenir à saisir ce qu’ils se disaient.
Quelque chose le tracassait. Un signal dans sa mémoire. Bien qu’encore brouillés par l’enfance, les traits de Thomas lui évoquaient quelqu’un. Un visage qu’il avait vu récemment, en chair et en os ou en photo. Il chercha et soudain il sut. Cette révélation fit son chemin dans son esprit : elle ouvrait des perspectives insoupçonnées — sans qu’il pût en mesurer pour l’instant toute la portée.
— Il a quel âge ? demanda-t-il quand elle revint.
— Cinq ans.
2008, calcula-t-il. Elle le fixait, comme si elle devinait à quoi il était en train de penser.
— Vous croyez vraiment que cette femme s’est suicidée à cause de Léo ? voulut-elle savoir.
— J’en suis persuadé. Et je crois qu’il y en a eu d’autres. Peut-être beaucoup d’autres, compte tenu de l’âge de Fontaine… Le problème, c’est qu’on ne peut pas condamner quelqu’un pour le suicide d’une personne, même si ce quelqu’un a largement contribué à son mal-être… En revanche, on peut peut-être le condamner pour des crimes qui relèvent de la loi — avant qu’il y ait prescription…
Elle hocha la tête.
— Ce qui vous est arrivé s’est passé en 2008, poursuivit-il lentement. La prescription est de trois ans pour les délits, c’est-à-dire les coups et blessures, les agressions sexuelles autres que le viol. Mais elle est de dix ans pour les crimes. La question est de savoir s’il y a eu crime…
Il la fixa. De nouveau, elle hocha la tête en soutenant son regard. Ce n’était pas une réponse, mais le signe qu’elle comprenait où il voulait en venir.
— Et savoir exactement ce qui vous est arrivé me permettrait aussi de savoir dans quelle direction chercher d’autres victimes, quels services contacter, quels dossiers examiner…
Elle garda le silence et il n’insista pas. Il la laissa ruminer ce qu’il venait de dire.
— Je n’en parlerai pas, insista-t-elle au bout de quelques secondes. Je ne peux pas, je vous l’ai dit… C’est au-dessus de mes forces.
— Je comprends.
— Vous croyez vraiment que vous pouvez le coincer ?
— Ça dépendra de ce que je vais trouver…
— Mais vous pensez avoir une chance ?
— Je suis assez bon dans ce que je fais en général, répondit-il.
Elle hocha la tête pour la troisième fois, après l’avoir scruté — comme si elle était d’accord avec lui.
— Je crois que oui.
— Oui, quoi ?
— Que vous êtes assez bon… Si je vous donne quelque chose, ai-je votre parole que vous ne le montrerez à personne ?
Il acquiesça.
— Vous l’avez, Mila.
Elle se leva, quitta la pièce. Il entendit ses baskets frôler le sol dans son dos, une porte s’ouvrir. Une minute plus tard, une main déposait un objet devant lui, dans la lumière. Il baissa les yeux. Un livre dont la couverture était recouverte de cuir et maintenue par un ruban. Il dénoua le ruban. Ouvrit le livre. Une écriture féminine, soignée. Et une date pour commencer : un journal intime…
— De quand date-t-il ?