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Le bus qui nous emmène aussi a changé. Il n’y a plus cette effroyable odeur de gaz d’échappement de la fois précédente, quand j’étais venue seule. Nous avons roulé vers Moscou puis sur la route du nord-est, celle qui mène à la Cité des étoiles, au bord de laquelle les datchas se multiplient derrière les palissades. Isbas coquettes ressemblant à des maisons de poupées peintes en bleu ou en rouge ou simples cabanes. Elles témoignent de l’attachement profond des Moscovites pour la terre, malgré la pollution de l’air, les grues, le béton, les voitures, les centaines de panneaux publicitaires qui défigurent le paysage… La grande entreprise d’uniformisation est à l’œuvre ici comme ailleurs, le béton est sans nul doute l’œuvre du Diable…

Dans le bus, je regarde Léo. Il discute avec Roman et Guennadi. Il ne fait pas attention à moi — ou, plutôt, j’ai l’impression qu’il fait exprès de ne pas faire attention à moi… Que se passe-t-il ? Tout à coup, je me sens envahie par un mauvais pressentiment et je revois la scène d’hier. Je ne comprends toujours pas ce qui s’est passé. Cela n’était jamais arrivé auparavant. Comme nous allions sortir pour une petite soirée organisée par le CNES en notre honneur avant le départ pour Moscou, et que je terminais de m’habiller et de me maquiller, assise devant le miroir, il s’est approché derrière moi et m’a regardée :

« Tu as vraiment besoin de te maquiller comme une pute ? » a-t-il dit.

Sur le moment, j’ai cru que j’avais mal entendu. Il ne pouvait pas avoir prononcé ce mot-là. C’était tout bonnement impossible. Je l’ai regardé dans le miroir.

« Quoi ?

— Tu m’as très bien entendu…

— De quoi est-ce que tu parles ? Léo, bon Dieu, tu plaisantes, j’espère ! »

Il a alors posé les mains sur mes épaules, mais c’était un geste tout sauf amical.

« Bien sûr que je plaisante. Il n’empêche : tu as eu la main un peu lourde… »

J’aurais voulu me mettre en colère, me rebeller, mais j’étais trop surprise, trop abasourdie. Je ne l’avais jamais vu dans cet état. Et ce qu’il m’a reproché : est-ce que j’ai rêvé ? Bien sûr, il a reconnu qu’il plaisantait mais… quelque chose me dit que ce n’était pas le cas. Ce n’est pas lui : ce n’est pas le Léo que je connais. Depuis trois mois que nous sommes ensemble, il a toujours été si prévenant, si drôle, si amoureux… Trois mois idylliques, trois mois parfaits. Je ne m’étais jamais sentie aussi bien avec un homme avant ça. Je l’aime. Oh, oui. Cet homme chaleureux, solide et fort.

Je sais que c’est l’homme de ma vie, je l’ai tout de suite su.

Je dois me concentrer sur ce qui nous attend — et uniquement sur ça. C’est l’expérience la plus importante de toute ma vie. Ne pas l’oublier. Nous allons avoir neuf mois au lieu de deux ans pour nous préparer ; c’est très court ! Et je sais déjà que l’emploi du temps sera infernal, ce n’est surtout pas le moment de flancher. Mais, ce matin, pendant tout le trajet en bus et même alors que nous remontions la longue allée forestière et passions le contrôle militaire, à l’entrée du centre, je n’ai pu m’empêcher de repenser à cette scène, hier soir, et surtout à ce mot. J’en viens à douter qu’il l’ait prononcé.

Ce n’est pas possible. J’ai dû mal comprendre…

20 novembre au soir — Zvyozdny Gorodok, la Cité des étoiles, la bien mal nommée : cité grise avec ses longues avenues désertes et ses immeubles, on dirait une banlieue française perdue au milieu de la forêt russe ! On y trouve pourtant un centre commercial, un cinéma, une école, une poste, une discothèque… Et, bien sûr, toutes les installations pour l’entraînement et la préparation des cosmonautes : le planétarium, l’Hydrolab, les salles de cours, la centrifugeuse, les simulateurs Soyouz… Malgré sa laideur, je me sens terriblement excitée par cet endroit, par tout ce qu’il représente. On croise ici des astronautes japonais, canadiens, américains, allemands, italiens… On nous a installés au Prophylactium, la « clinique-hôtel » des cosmonautes, Léo et moi, en attendant que notre appartement au Dom 4 soit prêt. Léo est une vedette ici. Il a droit à tous les égards. J’ai réquisitionné une penderie entière, il a souri devant mes trois valises. C’est plus calme que la dernière fois, on n’entend plus rugir en permanence les Antonov et les Iliouchine décollant pour la Tchétchénie depuis la base militaire voisine, de l’autre côté de la voie ferrée. Ce soir, Léo est sorti. Il avait de « vieux potes » russes à voir. Je suis seule et je regarde le lac sombre au pied de l’hôtel, et l’immense forêt glacée au-delà. Ces millions de sapins et de bouleaux gantés de blanc s’enfonçant dans la nuit russe… Je sens un peu de la mélancolie de l’âme slave m’envahir. Que se passe-t-il ? Depuis hier, Léo n’est plus tout à fait le même. D’abord cette dispute, et aujourd’hui je l’ai trouvé distant, froid.

J’ai peur… C’est déjà difficile d’être ici. S’il me quitte maintenant, je ne le supporterai pas.

21 novembre — Dès le premier jour, programme hyper-chargé : cours intensif de russe avec une heure pour déjeuner. Mes craintes se confirment : mon niveau de russe est catastrophique… Léo, qui le parle couramment, dit que le russe est la plus belle des langues. Il a sans doute raison mais, en entendant, il y a la grammaire, les déclinaisons, et en plus on doit assimiler dans les semaines qui viennent toutes sortes de termes techniques car la formation se fait en russe… Moment de découragement.

Et puis, soudain, moment très agréable à la Stalovaïa, la cantine, où tout le monde prend ses repas. Léo m’a gentiment présentée à tous. Surtout, après les cours, nous avons eu notre première séance de ski de fond dans la forêt. Magnifique. On s’est élancés sur la piste qui forme comme un tunnel dans le paysage splendide de bouleaux et de sapins, avec le ciel incolore au-dessus de nous et le silence tout autour. À peine troublé par le chuintement de nos skis, nos cris et le froissement des branches alourdies de neige. On a ri, on s’est embrassés, on a fait une bataille de boules de neige et, en rentrant, nous avons fait l’amour et ensuite, alors que nous étions enlacés, Léo m’a longuement parlé de son premier séjour dans l’espace, des nouveaux passagers qui agitent bras et jambes dans tous les sens en impesanteur et qui filent à travers la station comme des pantins. De la fois où tout le monde avait perdu quelque chose — ça arrive très souvent, paraît-il — et où ils étaient quatre cosmonautes à se croiser dans tous les sens, qui à la recherche de sa montre, qui de sa brosse à dents, qui de ses écouteurs.

Je reprends espoir. Et confiance en l’avenir. J’ai retrouvé mon Léo : il a l’air d’avoir complètement oublié l’incident.

28 novembre — Il a recommencé. M’a accusée de draguer les Russes. Nous étions sortis pour dîner avec un petit groupe. Une sortie exceptionnelle. Il y a tant à apprendre et à réviser le soir, et nous sommes si fatigués… On a bu cul sec le premier verre de vodka, comme le veut la tradition, mais ensuite j’ai à peine touché à l’alcool pendant que Léo et les Russes s’enfilaient un nombre impressionnant de bières et de shots et, en rentrant, tandis que je me déshabillais, il a soudain déclaré : « Tu crois que je ne t’ai pas vue ? » d’une voix venimeuse. J’ai eu un choc. Ses yeux étincelaient de colère. Son visage était rouge à cause de l’alcool.