« De quoi est-ce que tu parles ? j’ai demandé.
— Ne me prends pas pour un imbécile ! Je t’ai vue ! »
Je n’en suis pas revenue, je crois que je n’arrivais pas à me convaincre que tout cela était réel.
« Tu as vu quoi ?
— Je t’ai vue faire la putain… »
Ce mot, de nouveau. C’était pire que s’il m’avait giflée. Ça m’a laissé sonnée, K-O debout.
Je n’aurais jamais cru qu’il pouvait être jaloux à ce point. Je l’ai regardé sans comprendre. Incapable de répondre. Il a haussé les épaules et est allé se coucher.
J’y ai réfléchi toute la journée. Peut-être qu’il a raison… peut-être que, sans m’en rendre compte bien sûr, j’ai flirté avec les Russes — ou plutôt que j’ai eu un comportement inapproprié ici. Comment savoir ? C’est vrai qu’ils aiment les jolies femmes, et qu’ils sont parfois un peu collants… Il va falloir que je fasse très attention à ne pas envoyer de signaux qui pourraient être mal interprétés. Je sais qu’il existe des hommes maladivement jaloux. Et aussi des hommes violents. Mais je ne peux pas croire que Léo en fasse partie. Pas lui. Un homme si sûr de lui, si charmant. Il doit s’agir d’un malentendu. Il est peut-être stressé, ou malade, et il ne veut pas le dire. Il a peut-être peur d’être trop vieux, de ne pas être à la hauteur, cette fois. Ou bien ce sont tous ces hommes beaux et plus jeunes que lui qu’on croise ici qui le rendent nerveux.
Il ne devrait pas être jaloux. Je l’aime.
Servaz regarda l’heure : minuit moins sept. Il se frotta les paupières. Dans le ciel nocturne, la lune veillait entre les nuages. Il y passerait la nuit s’il le fallait, mais il irait au bout de sa lecture. Une fois de plus, il éprouvait face à elle un malaise croissant. Il se dégageait du récit de Mila le sentiment d’une tragédie imminente, d’un engrenage impossible à stopper. Ou peut-être était-ce dû à ce qu’il savait déjà ? Comme dans la 6e Symphonie de Mahler, où les nuages s’accumulaient dès les premières notes, une force sinistre était à l’œuvre ici.
Il sursauta quand un rire éclata quelque part, aussitôt recouvert par une épaisse couche de silence. Calé contre les oreillers, il frissonna.
Il reprit sa lecture.
Iggy dressa la tête.
Il avait cru entendre un bruit. Dans la grisaille de sa vision monochromatique, l’animal balaya du regard le lit et la chambre baignés par le clair de lune silencieux — comme du fond d’un tunnel, son champ visuel étroitement limité par cette saleté en plastique.
Profondément endormie à côté de lui, sa maîtresse ronflait légèrement. En une micro-seconde, le cerveau du petit chien oublia ce qui l’avait réveillé pour se concentrer sur une autre sensation plus urgente : il avait faim… Il analysa et scruta rapidement chaque possibilité qui s’offrait. Il n’était pas chez lui : cet endroit lui était inconnu et beaucoup plus exigu que son territoire ; mais il en avait exploré chaque recoin (cela n’avait pas pris bien longtemps) et il savait que sa maîtresse avait déposé sa gamelle dans la salle de bains. Or la porte de celle-ci était ouverte… Peut-être restait-il quelque chose à manger à l’intérieur ? À peine cette pensée l’eut-elle traversé que l’animal remua la queue de plaisir, anticipant le possible repas à venir, et il décida d’aller voir sans plus attendre. Sautant du lit, il trotta vers la salle de bains, ses courtes pattes cliquetant à peine sur la moquette drapée d’un glacis de lune, son arrière-train gêné par l’attelle à sa patte postérieure gauche. Son acuité visuelle avait beau être plus faible que celle des humains, sa vision nocturne, elle, nécessitait cinq fois moins de lumière — et il avançait sans hésitation dans un environnement ombreux suffisamment illuminé par le halo qui traversait la porte-fenêtre entre les rideaux.
Dans la salle de bains — que sa maîtresse avait laissée éclairée —, ses griffes tictaquèrent plus distinctement sur le carrelage. Il apercevait la gamelle à présent, au pied de la baignoire. Vue d’ici, elle avait l’air vide, mais il n’en voyait pas le fond. Parvenu au bord, il plongea sa truffe hypersensible dedans, la promena tout autour et sentit la morsure de la déception : il ne restait absolument rien à se mettre sous la dent ! Dépité, il but un peu d’eau tiède dans le bol en plastique et retourna dans la chambre, la queue basse.
C’est en franchissant le seuil de celle-ci qu’il sentit de nouveau ce qui l’avait réveillé. Qu’est-ce que c’était ? Il s’arrêta à l’entrée de la chambre, prêtant un instant l’oreille. Sur son garrot, ses poils se hérissèrent. Il retroussa les babines, montra les crocs, hésitant à s’aventurer plus loin. Partagé entre deux émotions contradictoires : la peur du danger et l’obligation dictée par des siècles de comportements instinctifs de protéger sa maîtresse. Une présence… Il ne l’avait pas encore identifiée, mais son instinct lui criait qu’il y avait quelqu’un d’autre que sa maîtresse dans la pièce. Quelqu’un qui demeurait immobile : il ne voyait bien que ce qui était en mouvement. Mais il n’en entendait pas moins une respiration lente, était à même de l’associer à une palette d’odeurs cent fois plus étendue que celle de n’importe quel être humain et de créer ainsi une cartographie précise de son environnement. En l’occurrence, la chambre. Conclusion : il y avait bien quelqu’un de vivant : là-bas, près de la fenêtre, derrière le rideau de droite. Une ombre. Planquée dans le noir. Il aurait pu s’agir d’une illusion d’optique due à un rayon de lune, mais les illusions n’ont pas d’odeur. Il flaira l’air ambiant. Pas de doute, c’était un homme qui se trouvait là-bas. Le bâtard capta aussi une autre odeur, moins habituelle ; chimique, médicamenteuse : elle lui rappela désagréablement les effluves de la clinique vétérinaire, et il se mit à grogner, d’abord timidement (la peur ne l’avait pas quitté), puis un peu plus fort. C’est à ce moment-là que le murmure jaillit de derrière le rideau — suave, tendre, tout à fait amical :
— Bon chien, IGGY… bon chien, bon toutou… tu as faim ?
Ce dernier mot illumina son faible intellect. Sa mémoire l’avait depuis longtemps inscrit dans son cortex au registre des mots essentiels pour sa survie. Il s’accroupit sur le sol et se mit à remuer joyeusement la queue, émit un jappement.
— Chuut… bon chien, IGGY… doucement… je vais te donner à manger, d’accord ?…
La queue d’Iggy remua plus vite. Il avait reconnu son nom à deux reprises. L’intrus sortit lentement de sa cachette et l’animal fut tenté de reculer à l’intérieur de la salle de bains, par mesure de précaution. Il n’était pas encore tout à fait rassuré. Il y avait cette odeur médicale que l’homme transportait avec lui… Et cette façon qu’il avait de se cacher derrière les rideaux ne lui disait rien qui vaille… Mais l’homme répéta : « Tu as FAIM ? », et la perspective d’un repas balaya tout le reste. Quand l’intrus se dirigea vers lui, Iggy l’attendit joyeusement, sa queue se balançant comme un métronome.