1er décembre — 6 heures du matin, il fait encore nuit et pourtant je n’arrive pas à dormir, bien que je sois épuisée. Je n’arrête pas de penser à ce que Léo m’a dit hier. Huit heures de cours théoriques et deux heures de gymnastique quotidiennes, plus les séances de tabouret tournant — qui est en vérité un fauteuil où l’on est transformée en toupie humaine. On y tourne de plus en plus vite, le front bardé d’électrodes, avec les types en blouse blanche qui vous disent dans le casque de pencher la tête en avant, en arrière, sur la gauche, sur la droite… — jusqu’à ce que vous soyez couverte de sueurs froides et que vous tombiez dans les vapes…
Les médecins russes, étonnés par ma résistance, m’ont dit que je m’en sortais mieux que la plupart des hommes. J’ai voulu rapporter fièrement la chose à Léo, quand on s’est retrouvés le soir (comme il maîtrise le russe et qu’il est déjà venu ici, nous ne suivons pas la même formation). Il m’a lancé un regard dont la froideur m’a glacée, son expression était lugubre — avant de sourire et de répondre : « Ces Russes, tous des dragueurs. Ce n’est pas leur faute. C’est toi qui devrais faire un peu plus attention à ton comportement… »
3 décembre — Il neige en abondance. Cela confère à la cité silencieuse une douceur, une paix, une sérénité que je suis loin de ressentir. Léo est de plus en plus étrange. De plus en plus distant. Il multiplie les phrases blessantes, les remarques désobligeantes. Aujourd’hui, j’ai eu droit à mon premier passage dans la centrifugeuse. Elle est installée dans un grand bâtiment cylindrique. À l’intérieur, un immense bras de 18 mètres de long fixé à un axe central et terminé par une cabine qui ressemble à un casque. Un manège de trois cents tonnes. On referme la porte et c’est parti. Le bras se met à tourner, vous emportant tout autour de la grande salle, de plus en plus vite. La centrifugeuse est capable de produire une accélération de 30G, mais on ne dépasse pas les 8G, c’est-à-dire une accélération à laquelle les pilotes de chasse comme Léo sont habitués. Mais pas moi. L’impression d’être transformée en pâte à modeler dans les doigts d’un géant, le cœur dans la gorge et le palpitant déchaîné. Et pourtant, même là-dedans, je pensais à Léo. À ce que notre amour est en train de devenir…
L’homme qui avait été caché derrière le rideau fixa la silhouette endormie. Debout à la porte de la salle de bains. Aussi immobile qu’une statue. Comme s’il avait toute la nuit devant lui. Son visage illuminé par le clair de lune, il gardait le regard rivé sur Christine… Il se sentait calme, relâché. Le calme se répandait en lui comme un courant d’eau glacée sur un lit de galets.
C’était son moment de triomphe, le bruit du sang dans les veines, le crescendo des sensations. Jusqu’à l’acmé. Il ne portait qu’un slip, sa montre et des gants de latex. Le reste de ses vêtements se trouvait dans la baignoire.
Il n’avait eu aucun mal à entrer dans la chambre. Comme le lui avait expliqué le type qui lui avait vendu le matériel, la serrure électronique, codée sur 32 bits, ne présentait qu’un niveau très limité de sécurité. Il avait suffi d’un microcontrôleur programmable de type Arduino et d’une connexion secteur adaptée à la serrure, le tout en vente libre, et de brancher l’appareil à la porte pour l’ouvrir sans coup férir. À l’accueil, il s’était présenté avec sa petite valise et avait demandé une chambre.
Il promena le faisceau de sa lampe-torche sur les épaules et le dos nus de Christine qui se soulevaient en rythme. Descendit vers la cambrure des reins arrondissant joliment la chemise de nuit. Continua le long des jambes jusqu’aux pieds entortillés dans les draps. Il commençait déjà à être excité. Il se détourna à regret de ce spectacle et se dirigea, pieds nus, vers le mini-bar. Ouvrit le petit frigo, dont l’intérieur éclairé se refléta dans ses iris noirs. Prit une mignonnette de vodka, la décapsula et porta le goulot à ses lèvres. Il la but entièrement, en trois longues gorgées fraîches et délicieuses. Posa la minuscule bouteille sur le bureau au-dessus. Ne pas oublier de l’emporter… Il essuya le goulot — au cas où.
1 h 45.
L’homme attrapa le sac à main de Christine, en vida le contenu sur le bureau et l’examina méthodiquement dans la lueur de la torche : carte bancaire, cartes de fidélité, porte-monnaie, paquet de chewing-gum, clés, stylos, téléphone portable… Son regard plat et sans vie s’attarda sur une photo cornée. Christine, souriante. Assise sur un rempart. Un petit port en contrebas. Qui l’avait prise ? Où ? Il remit le tout en place, attrapa la trousse transparente fermée par un zip à côté. Sortit, un par un, seringue, cutter, les deux ampoules de 50 ml de kétamine et le masque hideux en caoutchouc…
Brisant l’ampoule, il plongea l’aiguille à l’intérieur et remplit le piston du liquide incolore, légèrement visqueux — à l’odeur faiblement chlorée.
Puis il tapota sur la seringue, fit jaillir un peu de liquide de l’aiguille par une pression sur le piston.
Satisfait, il reposa la seringue, leva les bras et s’étira, les jambes écartées, les orteils bien à plat sur la moquette. Il rouvrit le frigo. Attrapa une deuxième mignonnette. But une autre gorgée de vodka. Rota. Il alla uriner dans la salle de bains. Un sourire sur les lèvres. Il se sentait fort, lucide, affuté… Il tirerait la chasse en partant. Toujours souriant, il s’arrêta devant le corps du petit chien, près des toilettes.
Iggy avait toujours sa collerette autour du cou mais, juste en dessous, la gorge avait été tranchée profondément par la lame du cutter et une plaie béante laissait apparaître le cartilage de la trachée sous le pelage poissé de sang. À cause de la position de la tête, le sang avait coulé à l’intérieur de l’entonnoir, tachant le plastique transparent de filaments rougeâtres qui imitaient le dessin du corail. L’animal avait les yeux clos et la langue sortie. Un sang épais comme de la peinture époxy se répandait sous lui.
L’homme regarda sa montre ; il était temps de passer à l’action. Saisissant le masque (une hideuse face de démon grimaçant, rouge, avec un long nez, des dents pointues et des cornes), il le passa sur son visage jusqu’à ce que ses yeux se trouvent en face des trous. Il les écarquilla à l’intérieur du masque, qui était froid sur sa peau, qui sentait le caoutchouc, qui comprimait son menton et gênait sa respiration — mais il l’ajusta tant bien que mal et, à travers les fentes étroites, son regard implacable se tourna vers Christine.
7 décembre — La datcha. Elle est magnifique, avec ses bois sculptés peints en rouge, ses entourages de fenêtres blancs et sa toiture mansardée à la façon des granges américaines. Elle se dresse dans une clairière toute blanche, isolée, dans la forêt. Comme une maison de conte de fées.
J’ai regardé Léo, surprise et troublée. Je suppose que j’aurais dû être enchantée par ce spectacle, mais j’ai surtout pensé qu’il cherchait à nous couper des autres, aussi loin que possible de la Cité, même si nous ne sommes qu’à quelques centaines de mètres dans la forêt.
Qu’il ait obtenu une datcha au lieu d’un quatre pièces m’étonne à peine : Léo est l’une des figures les plus célèbres de l’aventure spatiale française, et il a de nombreuses relations ici. En outre, la France a payé pour notre séjour. Et cela fait quelques années déjà que les Russes ont commencé à bâtir des datchas autour de la Cité des étoiles, les premières l’ont été pour les astronautes américains.