Léo ne m’a pas demandé si cela me plaisait. Nous avons dépassé ce stade. Nos échanges sont désormais presque réduits à néant. Peut-être que je ne lui ai pas assez montré que je l’aimais, peut-être que je ne le lui ai pas dit assez souvent… Ou qu’il croit que je veux me servir de lui pour ma carrière… Je ne sais plus quoi penser.
Je me sens de plus en plus isolée, vidée, usée mentalement par la répétition de ces situations. À qui pourrais-je bien me confier ici ? Je ne connais personne, et Léo fait son possible pour que ça reste ainsi. La datcha en est la preuve… Je préférerais mille fois avoir mon appartement à moi, moi qui me réjouissais tant, en France, que nous partagions cette aventure. Oserai-je le dire ? Léo me fait peur.
« Tu sais ce dont j’ai envie, là, tout de suite ? » me dit-il une fois à l’intérieur.
Je croise son regard plein de concupiscence. Son regard nouveau, celui qui me fixe comme il fixerait un objet. Un jouet. Il m’attrape par le bras, me le tord dans le dos. Je dis : « Léo, non, arrête, s’il te plaît », mais il ne m’écoute pas, tout entier concentré sur sa putain d’envie à lui. Il me fait mal, me pousse contre le rebord de la fenêtre, défait la fermeture de mon jean et le fait glisser avec mon slip sur mes jambes. Je ne bouge pas, je me laisse faire. Je sais que ça ne sert à rien — et surtout que j’aurai la paix après.
Il me pénètre tout de suite, sans la moindre caresse, me lèche la joue et l’oreille en allant et venant, me pince douloureusement un téton à travers le soutien-gorge.
Il jouit vite et, tandis qu’il s’éloigne, mes larmes coulent sur mes joues et je regarde les stalactites qui pleurent leurs larmes gelées de l’autre côté de la vitre, embuée par mon souffle.
9 décembre — La deuxième phase débute enfin.
L’entraînement à bord du simulateur. Il concerne toutes les manœuvres possibles : vérification des systèmes du vaisseau dès la sortie de l’atmosphère, contrôle radio, contrôle thermique, mesures de l’oxygène et du gaz carbonique, établissement de l’altitude dans le référentiel orbital. Quatre heures durant lesquelles nous répétons sans fin les procédures standard mais aussi tous les problèmes techniques qui pourraient survenir. Désormais, en tant que cosmonaute titulaire, je travaille avec ma doublure, un jeune pilote russe nommé Sergueï. J’ai remarqué que, depuis le début de cette phase, Léo m’interroge systématiquement sur mes journées : il veut savoir exactement ce que j’ai fait, ce que nous nous sommes dit. Encore et encore. C’est épuisant. J’ai de plus en plus de mal à retenir tout ce qu’il y a à mémoriser — c’est d’autant plus important que les cours ici se font sans documentation écrite, et qu’on entend un tas de nouveaux mots russes en permanence.
Mais Léo n’en a cure. L’autre nuit, je l’ai trouvé debout au pied du lit. Dans le noir. Depuis combien de temps était-il là, je l’ignore. Quand je lui ai demandé ce qu’il faisait, il ne m’a pas répondu.
Une autre fois, il est rentré vers 2 heures du matin avec sur lui un nuage compact d’odeurs variées : vodka, bière, tabac, femmes… Au lieu d’aller dormir — ou de me sauter dessus —, il m’a fait asseoir sur une chaise, au milieu de la pièce, et il a commencé à m’interroger. Cela a duré toute la nuit. Sur mes journées, mes entraînements avec Sergueï, mes professeurs, les hommes que je côtoyais — en vérité, il voulait savoir si je m’envoyais en l’air avec d’autres, si j’étais bien la nympho cinglée qu’il imagine, cette poufiasse toujours prête à ouvrir les cuisses au premier mâle venu… — mais, cette fois, il n’a pas prononcé le mot. À plusieurs reprises, cette nuit-là, il a voulu faire l’amour : je suis sûre qu’il avait pris quelque chose, il n’était pas dans son état normal… Puis il m’a obligée à l’écouter se justifier interminablement : pourquoi il était comme ça avec moi, que cela ne « l’amusait » pas non plus, que si je ne comprenais pas ce qu’il me reprochait, il fallait que je fasse mon examen de conscience, qu’il n’était pas comme ça d’habitude, que c’était moi (un comble !) qui le rendait mauvais par mon comportement — mais qu’il allait changer, que lui aussi devait faire des efforts : ce genre de conneries, encore et encore… J’ai même cru qu’il allait se mettre à chialer ; il avait l’air d’un enfant hystérique qui vide son sac devant sa mère. Comme ça la nuit entière, alors que le lendemain j’avais un test vital pour la suite.
Je dors mal : le moindre bruit me fait sursauter. Je fais des cauchemars que je ne parviens pas à me rappeler mais qui, au matin, me laissent dans un état de peur et de faiblesse extrême. J’en viens à détester cet endroit. Et à détester Léo…
13 décembre — Quelle expérience extraordinaire. Mon premier entraînement aux sorties extra-véhiculaires… L’endroit où ça se passe, l’Hydrolab, est une piscine circulaire contenant cinq mille tonnes d’eau. Elles sont illuminées par un éclairage si puissant que l’eau en devient presque invisible. Par douze mètres de fond gît une maquette grandeur nature d’une section de la Station internationale. Engoncée dans ma combinaison, j’ai été descendue dans le grand bassin par un treuil, suspendue à des câbles comme une marionnette, entourée de plongeurs, puis enfermée dans le noir. Et là, tout à coup, quand j’ai ouvert l’écoutille, j’ai vécu ce moment unique que connaissent les cosmonautes qui effectuent une sortie dans l’espace : éblouie par toute cette lumière solaire blanche et aveuglante, flottant maladroitement dans mon scaphandre lesté, secouée par les plongeurs chargés de reproduire les mouvements dus à l’inertie dans l’espace, il m’a fallu visser des boulons sur la superstructure avec mes gros gants, là, tout au fond de la piscine illuminée… Malgré mon épuisement, malgré tous mes doutes, j’ai réussi l’exercice haut la main. Cela m’a quelque peu rassérénée : je vais y arriver. Je vais tenir. Je vais accomplir mon rêve, quoi qu’il en coûte…
18 décembre — Je n’arrive toujours pas à le croire : Léo m’a frappée. Je me répète ces mots, encore et encore : Léo m’a frappée…
Ce n’est pas possible
c’est un cauchemar
Quand je suis rentrée hier soir, Sergueï m’a appelée au sujet du programme du lendemain. J’ai vu Léo changer de visage. Dès que j’ai eu raccroché, il a voulu me prendre le téléphone portable des mains pour lire mes messages. J’ai résisté. Il m’a alors dit : « Il te les faut tous, hein ? Tous ces jeunes mâles russes en rut… Tu t’ennuies, ici, avec moi ? Tu préférerais être là-bas : pour les avoir tous à portée de main… à portée de ta chatte ! » Je n’en croyais pas mes oreilles. Cette fois, je l’ai giflé. Il m’a regardée, les yeux écarquillés, a touché sa joue — sidéré. Puis, l’instant d’après, j’ai reçu un coup de poing dans le ventre si violent qu’il m’a coupé le souffle.