Cette fois, elle va hurler quand Il lui plaque une main qui sent le caoutchouc sur la bouche et élève l’aiguille étincelante dans la lumière, avant de la planter dans son bras.
— Tu vas voir, bébé. Ça va te monter direct au cerveau. C’est de la Super K, de la vraie ké des familles. Avec ça, tu vas planer comme jamais… Tu vas décoller d’un coup, chérie : c’est parti pour le big trip.
Il pousse très doucement sur le piston, et elle sent avec horreur — elle qui a la phobie des seringues, des aiguilles — la tige ultrafine s’enfoncer dans son muscle, dans sa chair. Elle va s’évanouir, pour sûr.
— Cinquante milligrammes de Kit-Kat en intramusculaire pour commencer. On va voir ce que ça donne. Et puis, cinquante de plus tout à l’heure. Je parie que c’est ta première défonce…
30.
Opera seria
Noël — La neige tombe sans discontinuer. D’énormes flocons mouillés qui s’accumulent sur la forêt, couche après couche, silence après silence ; contrairement à la Cité des étoiles, où règne une atmosphère de fête, il n’y a aucun sapin, aucune guirlande dans notre noire et froide datcha — et je me sens vide, lasse, à bout de forces…
Ces derniers jours ont vu une escalade dans la fréquence et l’intensité des attaques de Léo. Car je n’hésite plus à parler d’attaques. Cet homme est mauvais, il veut me détruire. Tout en lui est venin, malveillance, malignité. Comment peut-il donner le change, être double à ce point ?
Je devrais le dénoncer… Ça ne peut pas continuer comme ça. Il faut que ça s’arrête. Mais si je le fais, c’est toute la mission Andromède qui sera fichue. Et je sais qu’on ne me donnera pas une autre chance après ça. Aller dans l’espace, c’est toute ma vie, merde. Je ne dois pas renoncer à ça à cause de lui. Je dois tenir, d’une manière ou d’une autre…
27 janvier — La troisième phase a commencé. Celle où chaque équipe travaille ensemble. Nous passons nos journées dans les différents simulateurs. Le commandant de bord, qui se place au centre et dirige l’équipe, est Pavel Koroviev, un cosmonaute expérimenté, ancien pilote d’essai. L’ingénieur de vol, qui s’assoit à sa gauche, et qui est chargé de contrôler tous les systèmes, est d’ordinaire un autre Russe mais, pour la première fois, deux Français vont voler en même temps à bord du Soyouz et ce rôle est dévolu à Léo. Enfin, je suis l’expérimentateur, placée à droite, chargée de gérer la qualité de l’air, de m’occuper de la radio, etc. Koroviev est un vieux de la vieille — solide, sérieux, rigoureux —, et je me sens mieux avec lui entre nous deux. D’autant que nous sommes serrés comme des sardines là-dedans : les genoux remontés vers la poitrine, avec très peu d’espace et de liberté de mouvement. Comme nous ne sommes plus seuls, Léo est nerveux. Mais sous la surface (j’ai appris à le connaître si bien) : en surface, il donne le change, il est joyeux, jovial, et le courant passe bien entre Pavel et lui. Quand il parle de moi cependant, il ne peut s’empêcher de me dénigrer, de m’abaisser d’une manière ou d’une autre, mais toujours sous couvert d’humour : « Mila est meilleure au lit que dans une capsule », a dit-il aujourd’hui. J’ai rougi de honte. Je me suis sentie salie, humiliée. Mais je sais que Léo cherche à me mettre en colère, à me faire passer pour quelqu’un qui manque de sang-froid, pour une hystérique. Je ne lui donnerai pas ce plaisir. Cette fois, enhardie par la présence de Pavel entre nous, j’ai quand même osé répondre : « Tout le contraire de toi, mon chéri. » Silence de Léo, Pavel a émis un rire gêné.
28 janvier — Je n’aurais pas dû le provoquer, je n’aurais pas dû répondre, j’ignorais encore de quoi il est capable.
Cet homme est fou…
Le soir, après l’exercice, il a dit à Pavel qu’il avait quelque chose à faire et a disparu. J’ai bu un verre avec Sergueï, qui m’aime bien, je le sais, et suis rentrée à pied à la datcha. Il faisait nuit noire et j’ai suivi le sentier enneigé à la lueur de ma lampe, à travers la forêt. Dans la clairière, la datcha paraissait sombre et lugubre. Aucune lueur ne brillait derrière ses fenêtres éteintes. Sa masse jetait une ombre inquiétante sur la neige autour d’elle. L’espace d’un instant, j’ai failli rebrousser chemin. J’ai grimpé les marches de bois qui ont grincé sous mon poids et j’ai déverrouillé la porte. Au moment où j’allais allumer la lumière, j’ai senti l’acier froid de la lame sur ma gorge.
« N’allume pas. »
La voix de Léo, dans le noir. Suave, menaçante. Cette voix sinistre qu’il a quand il devient fou. Cette voix qui signifie : « Je suis capable de tout… toi et moi savons qu’il n’y a pas de limites à ma folie… » Une peur glacée m’a inondée, seule avec son côté noir dans cette vieille bâtisse obscure au milieu de la forêt. Loin, très loin des autres… Il m’a traînée dans un coin du plancher poussiéreux, a allumé une petite lampe. J’ai sursauté. Il était nu. Il y avait du sang ou de la peinture sur son torse, j’ignore d’où cela provenait — mais son torse en était couvert, des pectoraux au pubis. Il m’a empoignée par les cheveux et m’a obligée à m’agenouiller devant lui, a promené la lame froide sur mes joues.
« Tu es nulle, tu es moche, et en plus tu m’humilies devant Pavel, tu me fais passer pour un imbécile et pour un impuissant. Tu me veux du mal, tu me détestes, je le sais. Tu es un boulet. Tu vas me le payer, sale pute. Tu sais ce que je crève d’envie de faire, là, tout de suite ? De te tuer… Je vais te tuer ; je vais te tuer, sale putain, je jure que je vais le faire !
— Non, Léo, je t’en prie ! Je t’en supplie. Tu as raison : je n’aurais pas dû faire ça. Ça n’arrivera plus jamais. Je te le jure. Plus jamais. Plus jamais. Plus jamais… »
Il m’a tirée par les cheveux à m’arracher le cuir chevelu, m’a secouée violemment, giflée à la volée, si fort que mes dents se sont entrechoquées et que mes tympans ont bourdonné. « Tu es folle, m’a-t-il dit. Tu es une folle dangereuse, est-ce que tu t’en rends compte, au moins ? » Et soudain, avant que j’aie pu comprendre ce qui se passait, il m’a mis le cutter dans la main, a serré mon poing autour du manche et s’est frappé avec la lame dans sa hanche. Il a vacillé. Il a gueulé : « Tu m’as planté, putain ! Espèce de salope cinglée, tu m’as planté ! »
J’étais sonnée, hébétée. Il a sorti son téléphone et m’a prise en photo, le cutter sanglant à la main, puis il a pris en photo sa propre hanche couverte de sang.
« Et ne t’avise plus de m’humilier devant qui que ce soit », a-t-il dit. Après quoi, il est allé se soigner dans la salle de bains.
Cette nuit-là, il m’a dit de dormir sur le divan. Qu’il ne voulait plus partager le lit d’une prostituée. Il faisait froid dans le séjour et j’ai frissonné une bonne partie de la nuit sous la mince couverture qu’il m’a laissée. Ce matin, au réveil, je me sens fiévreuse. La panique s’empare de moi : tous les cosmonautes ont peur des microbes, de s’enrhumer, de tomber malades. Une grippe, un virus et on peut être écarté du programme. Avant que les équipes ne soient définitivement constituées. Les médecins russes ne prendront pas le risque qu’un seul élément puisse contaminer tout le monde. Oh, non : tout mais pas ça…