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[Christine lève les yeux. Elle fixe l’homme. Elle est étendue sous lui, immobile. Elle entend sa respiration. Depuis combien de temps est-il là ? Elle a eu un black-out, une perte passagère de conscience. L’homme ne fait aucun bruit, il la besogne en silence. Elle sent ses reins s’enfoncer dans les draps trempés de sueur chaque fois qu’il la pénètre. Puis elle s’aperçoit que la chambre autour d’elle change de couleur : rouge orangé, vert fluo, bleu électrique, rose fuchsia, violet, jaune citron… Les couleurs bavent les unes dans les autres, comme de la peinture à l’eau diluée par des gouttes de pluie.]

15 février — Je me demande si Léo n’a pas bavé auprès de ses collègues russes. Leur attitude avec moi a changé. Fini la chevalerie, fini la gentillesse, j’ai le droit à de plus en plus d’allusions ouvertement sexuelles et à des comportements de plus en plus machistes. L’autre jour, Pavel m’a même mis une main sur la cuisse dans le simulateur. Je me suis raidie tout entière comme si j’avais reçu une décharge électrique et il n’a pas insisté… Mais je sens que je suis de moins en moins respectée, je croise des regards pleins de concupiscence, je surprends des sourires et des hochements de tête entendus, ou des coups d’œil méprisants.

Hier, Léo est rentré vers minuit. Je dormais. Il était manifestement ivre. Il a allumé la lumière, a ôté son pantalon et s’est jeté sur moi. J’ai senti sur lui le parfum et l’odeur d’une autre femme, une odeur presque aussi forte que son haleine qui empestait la vodka et la bière. Il m’a murmuré à l’oreille : « Joyeuse Saint-Valentin… je viens de baiser une prostituée… une vraie femme… tout le contraire de toi… »

[Christine est prise d’un vertige chaud et bizarre. Sa vision devient floue, tout à coup. Elle fixe le masque en caoutchouc tout proche, mais ne le trouve pas si effrayant que ça, cette fois. Juste… amusant. Elle glousse sans savoir pourquoi. Le nez crochu émerge de sa vision trouble, étrangement net alors que tout le reste de l’horrible face ricanante se perd dans le brouillard, comme si elle regardait une vidéo mal encodée étirant les pixels par endroits. L’effet est saisissant. Elle perd toute notion du temps. Songe qu’elle ne sent rien du tout, tout son corps est comme engourdi, insensibilisé. Elle baisse les yeux et elle voit la pointe de ses seins nets alors que son sexe au-delà est tellement flou qu’elle ne distingue qu’une vague ombre triangulaire.]

17 mai — Les semaines passent. Comment ai-je pu tenir si longtemps ? Hier soir, en surfant sur Internet, j’ai découvert la véritable signification d’Andromède — le nom officiel de notre mission.

Sans le savoir, ceux qui l’ont choisi ont visé juste… Dans l’Antiquité grecque et même babylonienne, la constellation d’Andromède représentait une déesse de la fertilité, mais en latin elle était Mulier Catenata : la « femme enchaînée ». Selon un spécialiste, c’était une jeune femme attachée à un roc au milieu de la mer pour y être dévorée par un monstre local, à qui elle devait être offerte en sacrifice. Elle fut délivrée par Persée. Mais moi, qui me délivrera ?

30 mai — Le temps est venu des examens médicaux sans fin, des toubibs tatillons. Léo n’ose plus me toucher. Il sait que si je suis écartée pour raison médicale, il le sera aussi. Les Russes ont une approche différente des Américains. Aux États-Unis, si un membre d’un équipage se blesse ou tombe malade, il est remplacé par un autre au sein de la même équipe ; les Russes, eux, composent patiemment des équipes soudées en fonction des affinités, de la complémentarité des uns et des autres. Une fois établis, ces équipages sont indissociables : si un membre est écarté, c’est tout l’équipage qui est remplacé.

[Tout à coup, elle a l’impression que son corps se met à fondre comme de la cire chaude. Il se gondole et coule sur le lit, épousant les mouvements ondulatoires qui agitent la chambre. Elle a conscience de son propre rire — bizarre, caverneux. Sent son cerveau brûlant alors que les extrémités de son corps sont glacées. Elle a la sensation de « sortir de son corps », de flotter au-dessus du lit. Puis elle le réintègre, tourne la tête et voit Madeleine assise à côté d’elle qui lui dit : « Eh bien, comme ça, tu sais ce que ça fait, maintenant, sœurette… rendez-vous dans neuf mois… » La vue de sa sœur lui donne envie de pleurer. Elle renifle et fixe le plafond, le voit s’éloigner à toute vitesse, les murs s’étirent, s’allongent, leurs extrémités s’enfuient à des kilomètres dans l’espace, tandis qu’elle-même recule, devient toute petite, minuscule, comme quand, enfant, elle avait la fièvre au fond de son lit.]

10 juin — Sergueï est fou de rage. Il a parlé d’aller casser la figure à Léo. Car j’ai enfin trouvé le courage de me confier à lui. Il m’a avoué qu’il y a longtemps qu’il avait des soupçons et il m’a sondée habilement jusqu’au moment où je lui ai tout raconté. Je crois qu’il est amoureux de moi. Il a aussi dit que ça ne pouvait pas continuer ainsi, que tout le monde à la Cité des étoiles voyait que j’étais à bout de nerfs, qu’il fallait trouver une solution. Il m’a expliqué qu’il connaissait quelqu’un : un vory, a-t-il dit. Je lui ai demandé ce que c’était qu’un vory. Un vory v zakone est une sorte de parrain de la mafia russe, m’a-t-il expliqué. Un de ses cousins travaille pour elle. Sergueï m’a dit qu’il allait parler à son cousin. Je suis inquiète : s’il arrive quelque chose de grave à Léo, toute notre équipe risque d’être écartée de la mission. Sergueï a deviné mon inquiétude : « Ne t’en fais pas, je leur dirai de ne pas trop l’abîmer, cette ordure de Moki… » Moki : c’est le surnom qu’ils donnent à Léo. Je crois que ça veut dire « moqueur », car Léo aime faire des blagues et les charrier…

Servaz se redressa d’un coup. Il relut les deux dernières phrases. Posa le journal ouvert sur la couverture grise et jeta ses jambes hors du lit. Il se leva et marcha jusqu’au petit bureau où se trouvait l’agenda que lui avait remis Desgranges. L’ouvrit et tourna les pages à toute vitesse. S’arrêta. C’était là… sous ses yeux : « Moki, 16 : 30 », « Moki, 15 : 00 », « Moki, 17 : 00 », « Moki, 18 : 00 »…

« Moki, dit-il, je te tiens. »

25 juin — Léo est à l’hôpital. Il a été roué de coups par des skinheads. D’habitude, ils s’en prennent plutôt aux Tziganes, aux étudiants africains et aux homosexuels. C’est arrivé alors qu’il sortait de l’un des nombreux clubs de strip-tease moscovites où on peut coucher avec les filles. Léo a de multiples fractures. Il a perdu trois dents, mais rien qui ne soit réparable. Je suis sûre que Sergueï a briefé son cousin pour que ses nervis n’aient pas la main trop lourde. Car, bien que Sergueï ne m’ait rien dit, je sais qu’il est derrière tout ça.

Je suis allée voir Léo à l’hôpital. Il n’a pas prononcé un mot, n’a pas desserré les dents. Il s’est contenté de me fixer en silence. Et ce regard m’a glacée : la haine brûlait dedans — une haine si ardente qu’elle m’a fait l’effet d’une gifle.