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Il se sentait pris dans la nasse des mots, entraîné toujours plus loin dans le cauchemar de Mila. Toute cette violence physique et psychologique finissait par le contaminer. Il sentait aussi grandir en lui une colère contre cet homme qui usait de l’intimidation, de la menace, des coups et de l’humiliation comme d’armes de destruction massive. Servaz pressentait que cette histoire ne pouvait finir que tragiquement. Il mit en route la bouilloire, versa du café soluble dans une tasse ; de l’autre côté de la vitre noire, il s’était remis à neiger. Dans les pages — et les semaines — suivantes, Mila paraissait avoir accepté la situation depuis la mort de Sergueï. Servaz se dit que, même si ce n’était pas exprimé dans le journal, elle devait compter les jours qui la séparaient de son premier vol spatial. Comme un prisonnier compte ceux qui le séparent de sa libération. Elle avait aussi compris que Fontaine ne pouvait plus se permettre de la battre à cause des visites médicales de plus en plus fréquentes, à mesure que le jour J approchait. À la place, il multipliait les menaces, aboyait comme un chien enragé — mais ça s’arrêtait là ; ils connaissaient tous deux la ligne blanche à ne pas franchir.

Un événement imprévu, toutefois, allait changer radicalement la donne à la fin du mois de juillet — alors qu’il restait quatre semaines avant le vol spatial.

31.

Grand opéra

22 juillet — Quatrième jour, et toujours pas de règles… J’ai déjà été en retard mais jamais plus de quarante-huit heures… Mon Dieu, faites que ce ne soit pas ça !

Servaz interrompit sa lecture. Le journal ouvert devant lui, il regarda le plafond, revit le petit Thomas assis sur les genoux de sa mère. Sa blondeur, son visage poupin alourdi par le sommeil. Une question flamba en lui : pour quelle raison Mila avait-elle gardé l’enfant ???

C’est ma faute, je suis tellement déphasée, épuisée, perturbée et à cran que j’ai oublié de prendre ma pilule deux jours de suite. Mon Dieu, faites que ce soit juste un dérèglement ! Si c’est autre chose, je me ferai avorter : pas question de garder l’enfant de ce chien…

25 juillet — Je suis enceinte ! J’ai encore dans ma poche le test acheté dans une pharmacie de Moscou. Je n’arrive toujours pas à le croire… Si les Russes l’apprennent, ma place à bord de l’ISS est fichue. Et toute la mission avec. Je ne sais pas quoi faire. Je commence à manifester des symptômes qui, au cas où le test ne suffirait pas, ne laissent planer aucun doute sur mon état. Et je ne me suis jamais sentie aussi fatiguée.

26 juillet — Léo a trouvé le test. Quelle imbécile ! J’aurais dû le jeter. J’ignorais qu’il fouillait systématiquement dans mes affaires. Certainement pour y trouver des preuves de mes inconduites. Espèce de putain de taré… Il s’est pointé, le test à la main, et a dit :

« Qu’est-ce que c’est que ça ? »

À ton avis, ducon ? Un test de pH pour piscine… Sauf qu’il a accompagné sa question d’une gifle qui a failli me décoller la tête du tronc, ses yeux avaient l’air sur le point de jaillir de son crâne.

« Je suis enceinte, j’ai annoncé.

— Quoi ?!

— Tu as bien entendu. Il faut que je me fasse av… »

Une deuxième gifle. Incroyable : elle était encore plus forte que la précédente.

« Comment as-tu pu ? » a-t-il dit.

La douleur me cuisait la joue, j’ai frotté, mais elle a refusé de s’en aller.

« Qui est le père ?

— C’est toi, Léo.

— Tu mens ! »

Il m’a attrapé par les cheveux, m’a soulevée de mon siège.

« Tu mens, espèce de sale pute dégénérée ! »

J’aurais voulu ne pas chialer, mais la douleur était trop forte et les larmes me sont montées aux yeux comme le lait aux mamelles.

« Je te le jure, Léo ! C’est ton enfant ! Je… je suis désolée ! »

Il m’a empoignée par les cheveux.

« Tu ne comprends donc pas, espèce d’idiote ? À cause de toi, la mission est fichue ! Tu crois vraiment qu’ils vont ne s’apercevoir de rien ? Tu l’as fait exprès, hein ? Tu vas me le payer, bordel. Je vais tuer cet enfant, je le jure devant Dieu : je vais le tuer dans ton ventre.

— Je vais monter là-haut, Léo. Et toi aussi. Nous allons y monter tous les deux… »

Pour une fois, ma voix était ferme.

« Ah, oui ?

— Tu n’as pas le choix : si tu en parles à qui que ce soit, tu as raison, notre équipe sera écartée et remplacée par sa doublure. Et il est exclu que je me fasse avorter avant — pas avec l’emploi du temps que nous avons et les toubibs sur notre dos en permanence. »

J’ai vu ses paupières se plisser.

« Et qu’est-ce que tu proposes ?

— De faire comme si de rien n’était. Je tiendrai le coup.

— On doit passer un mois là-haut, je te le rappelle, pauvre conne !

— On a vu des femmes réussir à dissimuler leur grossesse jusqu’à la dernière minute. Et même s’ils découvrent le pot aux roses, il sera trop tard. Ça pourrait même être une première pour la recherche spatiale : une femme enceinte dans l’espace…, ai-je ajouté, mais il n’a pas paru remarquer la note de sarcasme dans ma voix.

— Il n’est pas question que tu gardes cet enfant, a-t-il assené. À notre retour sur Terre, je trouverai quelqu’un pour t’avorter — même au bout de trois mois… »

J-10, 15 août — Nous sommes arrivés à Baïkonour. Hôtel Cosmonaut. J’ai réussi à éviter les dernières séances de table basculante et de tabouret tournant : j’ai prétendu que j’avais la migraine depuis quelques jours. Il est trop tard pour faire marche arrière à présent, aussi m’ont-ils dispensée des derniers exercices. Pas pu éviter en revanche le lit incliné à 10°, dans lequel il faut dormir les jambes en l’air, pour commencer à habituer l’organisme. L’arrivée des équipages spatiaux deux fois l’an est un événement dans cette ville qui connaît, depuis la fin de l’Union soviétique, de graves problèmes d’insécurité et de fuite de ses cadres, aussi tout le personnel est-il aux petits soins avec nous. Pas une seconde, je ne me retrouve seule avec Léo.

J-1 — Dernier soir. Comme le veut la tradition, nous assistons à la projection du vieux film Bielo Tsoncé v’poustinié, « Le Soleil blanc de la steppe », sorte de western à la John Wayne à la gloire du grand Héros russe. La journée a filé à la vitesse de la lumière. J’ai préparé mes dernières affaires : mes petites fiches pour ne rien oublier, de la crème hydratante pour l’atmosphère artificielle de la station, mes écouteurs, de l’opéra en mp3… Tout le monde autour de nous — techniciens, médecins, personnel de la base — est totalement euphorique.